1739-06-20, de René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay reçeü Monsieur votre lettre du 4 de ce mois dattée de Beringhem, qui doit être un joli désert.
Il doit y avoir de bonnes poulardes de Campine, de jolis chevaux de Campine, car il me semble que cela est proche du païs appellé ainsy. J'y ay passé, je prends au pied de la lettre qu'Emilie en est souveraine, il me semble qu'elle y a de certains droits Régaliens qui y ressemblent. Vous n'y mettrez pas tout le tems à polir ces peuples barbares. Je vous croys de retour à Bruxelles et que vous avez receü mon livre dont l'arrivée en sûrté me feroit plaisir à apprendre. La lecture avec attention ne m'en feroit pas moins. Cela eût mieux été dans une campagne que dans une capitale comme Bruxelles, cour triste et complimenteuse à la vérité, mais dans les occupations d'un grand procez et dans la ferveur des nouvelles connoissances.

Ce n'est pas seulement dans les païs barbares où on ne connoît pas la gazette d'Hollande. J'ay à vous annoncer qu'elle est ignorée bien ailleurs et de quoy je suis bien content par rapport à une commission que vous me donnez par votre lettre.

J'ay attendu pour cela un dîner fin que je sçavois devoir faire avec mrs Heraut, Deon, L'abbé de Grecourt et le Prevôst des marchands. Cela s'est fait aujourd'huy, j'ay parlé de vous à plusieurs reprises à m. Heraut, et il m'a répondu obligemment pour moy, c'est à dire de vous en bien. Je ne me suis ensuitte adressé qu'à Deon sur la gazette d'Hollande, je luy ay demandé si on n'avoit point relevé un certain article d'il y a 15 Jours où quelque étourdi Informé des choses à moitié avoit fait glisser quelque chose du repentir de L. Desfontaines. En vérité j'allois à tout cela comme sur des charbons qui brûlent. Deont m'a parû ne sçavoir rien de ce que je luy disois. M. Heraut s'est meslé de la conversation et a dit que cette affaire étoit heureusement terminée, qu'il en étoit bien aise, qu'il avoit fait tout ce que nous avions voulu, mon frère et moy, que peutêtre sa conscience en étoit chargée devant dieu, et Deont m'a assuré de bonne foy qu'il n'avoit entendu parler de rien, ny de la part des protecteurs de Desfontaines, qu'il n'avoit point lû la gazette, qu'on ne la lisoit point chez m. Heraut, que ce magistrat la recevoit bien mais ne la lisoit pas.

J'ay regardé cela à vous mander comme la plus grande nouvelle que j'ay encore eü à vous faire sçavoir depuis que je suis chargé icy de vos affaires près de la Police littéraire, et qu'il me semble que je ne fais pas sans succez. Ce seroit le cas de vous envoyer un courrier pour vous l'annoncer, c'est d'aujourd'huy que vous avez obtenu pleine justice et que tout est en sûrté.

Ce seroit trop demander, et on ne demande ainsy par excez, que pour obtenir suffisament. Si j'avois été encore Insister pour obtenir de m. Heraut qu'il contraignît L. Desfon. à Insérer son désaveu dans son Journal, alors on reparleroit de ce contre désaveu, on y Insisteroit, et selon moy la moindre signature de votre part gâsteroit plus notre victoire que l'augmentation de publicité ne l'embelliroit. Alors L.D.f. et ses partisans relèveroient la gazette d'Hollande si bien négligée et dont vous avez tiré tout le fruit possible dans le monde et dans l'Europe, car il n'y a assurément aucun ouvrage périodique qui se répande tant que la gaz. d'Amsterdam; ainsy Monsieur tenez vous en là, tenez vous en là, et tout est très bien. Je gage que made du Chastelet pense comme moy.

Vivez bien tranquile mon cher ami, laissez tous ces damnez dans leurs ténèbres et leurs grincements de dents et le Rousseau et le Desf. et pareils vilains, ne songez qu'à vos amis, à votre Parnasse, à touttes les 9 muses à la fois et surtout à la dixième qui a si bien écrit sur le feu, et au bonheur de votre patrie, qui comme on dit au prôsne est dans une extrême nécessité et se recommande à vos bonnes prières plus que jamais.

Mon voyage est au croc, je ne sçays pour combien de tems, j'essuye icy les chaleurs sans Impatience de partir, j'entends dire à tous ceux qui parlent de ce voyage, voilà un enfant bien difficile à batiser, et cela est vray, tantæ molis erat Lusitanam . . . . Achevez la parodie par un verbe qui ne me vient pas et qui veüille dire rattraper les bonnes grâces et largeur de ces gens là.

J'ay les 3 odes dont vous me parlez. L'homme au Recüeil que je vous ay dit a jusques au moindre chiffon que vous ayez jamais écrit. Je ne sçays pas comment il a fait. Mandez moy s'il est flatteur d'être ainsy suivi par des Inconnûs. J'ay donc bien grossi mon portefeüil et relû avec délice ces anciennetés de vous que j'avois commencé à mettre en portefeüil à part des le Loup moraliste, la tabatière saisie, des étrennes à monseigneur. Nous étions bien petits alors, en vérité je n'y songe qu'avec le seul regret du tems que je n'auray plus, mais non de ma situation d'alors comparée avec celle d'aujourd'huy et je suis bien plus content de mon bonheur présent. Je prie dieu qu'ainsy soit de vous, et je le crois.

Sans y passer vous faittes la meilleure dissertation et la plus complette sur l'ode, la tragédie, et les amours; qui peut contredire tout cela? ce n'est pas moy, mais sans être m. Colbert j'aime autant que luy ce qui fait honneur à ma patrie, et comme les choses les plus dignes et les plus majestueuses en font davantage que la peinture des jolies petites foiblesses de l'humanité je reviendray toujours à dire que j'aimerois mieux voire traitter sur nos théâtres une grande conjuration, un Evènement décisif pour un grand empire, un beau trait moral et de Clémence Royale comme dans Cinna qu'une jalousie, ou une quitterie. Vous dittes que les sujets sont devenûs rares, cela me donne encore raison. Il est vray que touttes les postures du cœur ont été ûsées et épuisées, par tant d'autheurs tendres, et les grands Evènemens dont je parle pour le théâtre sont à peine éfleurés. Quand une tragédie porte le titre d'un héros comme Alexandre, Scanderberg, Pirrhus, je la lis, j'y assiste, je trouve qu'il falloit autant l'appeller Valere ou Clitandre. Il ne s'agit que de sçavoir s'il sera préféré ou postposé par une femme et rien de plus, on y fait un petit memento de ses actions sérieuses, voilà tout ce qui le différencie d'avec une Pastorale.

Je vous garderay un grand secret. Vous me ferez donc lire ce que je ne connois pas et je m'en promets un grand et très grand plaisir, un grand transport. Mais pour quand cela sera t'il? Si vous aviez quelque occassion, jusques à des ordres plus réels de partir, pour moy, j'ay toujours un mois devant moy. Envoyez moy votre Sanson, envoyez moy tout, je n'y toucherez pas dès que vous me direz tout beau. Je suis bien plus dégoutté de Ramau et de toutes musique étrangère depuis quelques jours que je ne l'étois. Votre Président du temple du goust, ce cardinal, l'oracle de la France s'emporta l'autre jour chez luy où j'étois, à de tels excez contre la musique françoise qu'il nous refusa jusqu'au récitatif, Eleva celuy des Italiens, soutint que nous n'avions qu'une triste [. . .] . Le reconnoissez vous toujours comme l'arbitre du goust? Il vous faudroit être à Cirey pour corriger mon Recüeil. Vous ne portez pas toutte votre chancellerie avec vous comme le Roy Jean. Il me prend envie de vous en envoyer ma table que j'ay composée en mettant des dattes aux pièces selon ma mémoire, rangeant bien proprement par Epîtres, odes, madrigaux. Mais qu'est ce qu'une édition complette de vos œuvres qui paroît en Hollande? J'y trouveray fait tout ce que je fais. Du Sauzet, mon libraire d'Amsterdam, m'écrit souvent sur nos commissions. Il me recommande de faire passer par amitié pour luy votre hist. de Louis 14 et de la recomander à m. le chancellier. Je luy mande que c'est à moy qu'on s'adresse pour des recomandations auprès de vous. Je n'ay deffendu du Mahomet 2 que le Rôlle de l'aga, mais en vérité il est beau. Où est ce que de pauvres modernes vont trouver comme cela des morceaux Isolés de niaiseries et d'absurdités? On diroit que P. Corneille est venû corriger le thême de quelques écoliers.

Made du Chastelet m'a fait l'honneur de m'écrire le 31 may. Elle voudra bien et vous aussy que je l'en remercie icy. Mes actions de grâces tombent principalement de ce qu'elle m'a fait part de son sort et de ses démarches. Un ancien secrétaire qui a passé de moy à m. de Sechelles m'a envoyé une jolie correspondance Poëtique entre vous et m. de Nivernois. Vous estes tombé dans le bon tems à Valenciennes, le tems de l'exil des colonels qui vont s'oublier dans les garnisons. Si vous avez toujours affaire à m. Heraut je vous avertis qu'à un de ses voyageurs de Compiegne il doit pousser jusqu'à Valenciennes à ce qu'on m'a dit. Made Heraut y va devant. Il n'y trouvera point de jansénistes, dieu mercy, mais de bonnes gens que je regrette assez souvent. Vous allez avoire à Bruxelles un Résident de France qui est fort de mes amis. Vous direz donc que je suis ami de tout le monde car je vous parlois beaucoup de mr de Valory il y a quelques tems. Je ne sçais si vous en aurez écrit au Prince Royal de Prusse. Ce résident de Bruxelles qui succède à m. de Jonville se nomme m. Dagieux. S'il peut vous être bon à quelque chose, parlez luy de moy, vous verrez que j'y suis bien. C'est un homme fort raisonnable et quoy que capitaine d'Infanterie plus fait pour penser que pour parler. On prétend qu'il ne faudroit qu'un agréable nouvelliste à la cour de Bruxelles, il me semble pourtant que les gens solides sont bons en tous ces postes là.

Le camp de Compiegne n'aura pas lieu, le Poligone s'est trouvé trop grand, le bruit du canon auroit effarouché les bêstes des forêts d'icy à 3 mois, car pour celles de [. . .] dieu mercy elles y vont bien. Le C. de Biron eüt commandé l'armée, et m. le C. d'Eu l'artillerie, par conséquent le 1er au second, ce qui eüt été choquant. Sur cela on proposoit de faire venir le marl de Biron sur le tout, et tout cela faisoit de trop grandes marionettes pour mr le Daufin et trop petites pour un [. . .] de 30 ans et qui joüera de meilleurs Rôlles s'il le faut et s'il plaît à dieu. Adieu Monsieur, quand j'écris je ne finis plus.

D.