à Bruxelles rue de la grosse tour ce 21 juin 1739
Je viens Monsieur de lire un ouvrage qui m'a consolé de la foule des mauvais dont on nous inonde.
Vous m'avez fait bien des plaisirs, mais voicy le plus grand de vos bienfaits. Il ne s'agit pas icy de vous louer. Je suis trop pénétré pour y songer. Je ne crains que d'être trop prévenu en faveur d'un ouvrage où je retrouve la plupart de mes idées. Vous m'avez deffendu de vous donner des louanges mais vous ne m'avez pas deffendu de m'en donner. Je vais donc me donner à moy de grands coups d'encensoir, je vais me féliciter d'avoir toujours pensé que Le gouvernement féodal étoit un gouvernement de barbares, et de sauvages un peu à leur aise; encor les sauvages aiments ils l'égalité.
Il ne faut que des yeux pour voir que Les villes gouvernées municipalement sont riches, et que La Pologne n'a que des bourgades pauvres. Je suis fâché de ne pouvoir me louer sur Les pensionaires perpétuels; mais en vérité cette idée m'a charmé, comme si elle étoit de moy. Il me semble que vous avez éclairci dans un sistème très bien suivi les idées confuses, et les souhaits sincères de tout bon citoyen.
En mon particulier je vous remercie des belles choses que vous dites sur la vénalité des charges, malheureuse invention qui a ôté l'émulation aux citoyens, et qui a privé les rois de la plus belle prérogative du trône. Comme j'avois peu de bien quand j'entray dans le monde, j'eus l'insolence de penser que j'aurais eü une charge comme un autre, s'il avoit fallu l'aquérir par le travail et par la bonne volonté. Je me jettay du côté des baux arts qui portent toujours avec eux un certain air d'avilissement, attendu qu'ils ne donnent point d'exemption, et qu'ils ne font point un homme, conseiller du roy en ses conseils. On est maître des requêtes avec de l'argent, mais avec de L'argent on ne fait pas un poème épique; et j'en fis un.
Grand mercy encor de ce que L'indigne éloge donné à cette vénalité dans le testament politique attribué au cardinal de Richelieu, vous a fait penser que ce testament n'étoit point de ce ministre. Je croy en dépit de toutte L'académie française que cet ouvrage fut fait par l'abbé de Bourzeis dont j'ay cru reconnaître le stile. Il y a de plus des contradictions évidentes dans ce livre les quelles ne peuvent être atribuées au cardinal de Richelieu, des idées, des projets, des expressions indignes ce me semble d'un ministre. Croira t'on que Le cardinal de Richelieu ait apellé La dame d'honneur de la reine La Dufargis? en parlant au roy? qu'il ait apellé le Duc de Savoye, ce pauvre prince? qu'il ait dans un tel ouvrage parlé à un roy de 42 ans comme on aprend le catéchisme à un enfant? qu'un ministre ait nommé Les rentes à 7 pour cent, les rentes au denier sept? Tout L'écrit fourmille de ces manques de bienséance, ou de fauttes grossières.
On trouve dans un chapitre que Le roy n'avoit que trente trois millions de revenu; on trouve tout autre chose dans un autre. Je devois remarquer D'abord qu'il est question dès le commencement d'une paix générale qui n'a jamais été faite et que Le cardinal n'avoit nulle envie ny nul intérest de faire; c'est une preuve assez forte à mon sens que tout cela fut écrit par un homme savant, et oisif qui comptoit qu'on alloit faire la paix. Songeons encor que ce testament, autant qu'il m'en souvient, commence par faire ressouvenir le roy, que Le Cardinal en entrant au conseil promit à Louis 13 d'abaisser Les grands, les huguenots, et la maison d'Autriche. Je soutiens moy qu'un tel projet en entrant au conseil est d'un fanfaron, peu fait pour L'exécuter, et j'ajoute qu'en 1624 quand Richelieu entra au conseil par la faveur de la reine mère il étoit fort loin encor d'être premier ministre.
Je me suis un peu étendu sur cet article; Le temps qui presse m'empêche de suivre en détail votre ouvrage d'Aristides. Madame du Chastelet le lit àprésent. Nous vous en parlerons plus au long si vous le permettez. Mais tout se réduira à regarder l'auteur comme un excellent serviteur du roy, et comme l'amy de tous les citoyens. Comment avez vous eu le courage, vous qui êtes d'un aussi ancienne maison que M. de Boulainviliers, de vous déclarer si généreusement contre luy, et contre ses fiefs? J'en reviens toujours là: vous vous êtes dépouillé du préjugé le plus cher aux hommes en faveur du public. Nous résistons à l'envie la plus forte de faire une copie de ce bel ouvrage. Nous sommes aussi honnêtes gens que vous, dignes de votre confiance et nous ne ferons pas transcrire un mot sans votre permission. Nous vous demanderions celle d'envoyer L'ouvrage au Prince royal de Prusse, si vous étiez disposé à L'acorder. Faire connaître cet ouvrage à ce prince, ce seroit luy rendre un très grand service. Je m'imagine que je contribuerois par là au bonheur de tout un peuple.
On m'anonce une nouvelle qui ne contribuera pas à mon bonheur particulier, on m'écrit que l'abbé Desfontaines a eü la permission de désavouer son désaveu même, qu'il a assuré dans une de ses feuilles que ce prétendu désaveu étoit une pièce suposée. Cette nouvelle, qui me vient par la Hollande, m'a l'air d'être très fausse; du moins je le souhaite; comment Desfontaines auroit il eu l'insolence de nier un désaveu minuté de votre main? écrit et signé de la sienne, et déposé au greffe de la police? comment oseroit il s'avouer dans ses feuilles auteur d'un libelle infâme? Et si en effet, il est capable d'une pareille turpitude, comment pouroit il désobéir aux ordres de mr Heraut et nier dans ses feuilles un désaveu que M. Heraut luy ordonoit d'y insérer?
Si vous êtes encor à Paris Monsieur j'ose vous suplier d'en dire un mot.
Je me sers de L'adresse que vous m'avez donnée dans l'incertitude où je suis de votre départ. Madame du Chastelet entourée de devoirs, de procez, et de tout ce qui acompagne un nouvel établissement, a bien du regret de ne pouvoir vous écrire aujourd'huy, et de vous marquer elle même ce qu'elle pense de L'ouvrage et de l'auteur.
Adieu monsieur, allez faire aimer les Français en Portugal, et laissez moy l'espérance de revoir un homme qui fait tant d'honneur à la France. Un Anglais fit mettre sur son tombeau: cy gist L'amy de Philippe Sidney; permettez que mon épitaphe soit, cy gist l'amy du marquis Dargenson. Voylà une charge qu'on n'a point avec de la finance et que je mérite par le plus respectueux attachement et la plus haute estime.
V.