ce 22 juin 1734
Je reçois mon cher et judicieux et très constant amy trois lettres de vous à la fois qui auroient deu me parvenir il y a près de trois semaines.
D'abord je vais vous mettre au fait de ma situation avec J . . . .
Dès le 3 may je fus averti que le livre paraissoit, et qu'il y avoit une lettre de cachet; mes amis de Paris me mandèrent qu'ils croyoient que j'apaiserois tout si je livrois l'édition que le Gds supposoit entre mes mains. Je fis réponse que je n'avois point d'édition, et je me mis en retraitte.
Je fus extrêmement surpris que Jore ne m'eût point écrit pour m'instruire de ce qui se passoit. Il devoit bien s'attendre que la publication du livre et son silence le rendroient coupable dans mon esprit. Ne sachant s'il étoit libre ou à la bastille, je luy écrivis ces propres paroles par Dumoulin, s'il est vray que vous ayez une édition de ce livre (ce que je ne crois pas) ou si vous en pouvez trouver une, portez la chez m. Rouillé, et je la payeray au prix qu'il taxera. C'étoit luy faire entendre que je ne l'acusois pas, et que je luy donnois un moyen de se sauver et de ne rien perdre s'il étoit coupable. J'ay fait plus. Quand je sçus certainement qu'il étoit à la bastille j'écrivis à mr Rouillé et à m. Heraut les lettres les plus fortes par lesquels je leur attestois l'innocence du prisonier. Je ne sçai pas quels indignes mensonges ont employé les interrogateurs, mais je sçai que l'interrogé m'a chargé contre toute raison, contre la vérité, contre son honneur, et contre son intérest, en un mot en vray libraire. Vous en verrez la preuve dans la lettre cy jointe que je vous prie de brûler. Elle est d'un conseiller au parlement intime amy de m. Heraut et de m. Rouillé.
Sur la déposition de ce misérable, m. Heraut assura monsieur le cardinal de Fleury et m. le gds que c'étoit moy même qui étoit l'auteur de l'édition débitée, et m. le Cardinal l'écrivit le 28 may à un de mes amis qui m'a renvoyé la lettre du Cardinal.
Cependant madame d'Aiguillon et plusieurs autres personnes avoient parlé vivement en ma faveur au Gds, et ma liberté et la fin de mon affaire ne tenoient plus qu'à une lettre de désaveu que l'on exigeoit de moy. Tout le monde m'en écrivit, mais touttes les lettres allèrent à un endroit où je n'étois pas. Je n'en reçus aucune dans la retraitte où j'étois. Cette erreur fut causée par Dumoulin qui fait mes affaires, mais qui est un peu inattentif. Mon silence fit croire au Gds, que je ne voulois pas plier; et son opiniâtreté sa fachant contre la mienne, il a fait rendre ce bel arrest qui déshonore la grand'chambre et qui ne rend pas les lettres philosophiques plus mauvaises. Cependant j'étois prest à obéir à m. le garde des sceaux et il n'en savoit rien.
Que conclure de tout cecy, et que faire? Premièrement je conclus qu'il y a des événements dans la vie qu'il faut soufrir sans murmure, comme la fièvre; que la publication de ces lettres est une infidélité cruelle qu'on m'a faitte sans que j'en sache précisément l'auteur; que le grand tort de Jore est de ne m'avoir point écrit, de ne m'avoir point informé de ses démarches, et surtout de m'avoir accusé si malàpropos, si lâchement, et avec si peu de bon sens. Vous luy ferez entendre raison quand vous le verrez, et vous saurez de luy ses malheurs et ses fautes.
Je joins icy la copie d'une lettre à un de mes amis aulieu de vous ennuyer de nouvelles réflexions. Je viens de recevoir une lettre de notre amy Formont. J'allois luy répondre, mais voicy des nouvelles si affreuses qui me viennent touchant mr de Richelieu que la plume me tombe des mains. Je mourrois de douleur si elles étoient vrayes! Mon dieu quel funeste mariage j'aurois fait!
V.
Adieu mon tendre amy. Mes compliments à tous nos amis.