1734-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

On dit qu'après avoir été mon patron vous allez être mon juge, et qu'or dénonce à votre sénat ces lettres anglaises comme un mandement du C. de Bissy ou de l'évêque de Laon.
Messieurs tenant la cour de Parlement de grâce souvenez vous de ces vers,

Il est dans ce st temple un sénat vénérable
Propice à l'innocence, au crime redoutable,
Qui des loix de son prince et l'organe et l'apuy
Marche d'un pas égal entre son peuple et luy
etc.

Je me flatte qu'en ce cas, les présidens Henaut et Roujaut, les Bertiers se joindront à vous, et que vous donnerez un bel arrest par le quel il sera dit que Rabelais, Montagne, l'auteur des lettres persanes, Bayle, Loke, et moy chétif seront réputez gens de bien et mis hors de cour et de procez. Qu'est devenu mr de Pondevel, d'où vient que je n'entends plus parler de luy? N'est il point à Pondevelle avec madame vôtre mère?

Si vous voyez mr Heraut, sachez je vous en prie ce qu'aura dit le libraire qui est à la bastille et encouragez ledit mr Heraut à me faire auprès du bon cardinal et de l'opiniâtre Chauvelin tout le bien qu'il poura humainement me faire.

Je vais vous parler avec la confiance que je vous dois et qu'on ne peut s'empêcher d'avoir pour un cœur comme le vôtre. Quand je donnay permission il y a deux ans à Tiriot d'imprimer ces maudites lettres je m'étois arrangé pour sortir de France et aller jouir dans un pays libre, du plus grand avantage que je connaisse, et du plus bau droit de l'humanité, qui est de ne dépendre que des loix et non du caprice des hommes. J'étois très déterminé à cette idée. L'amitié seule m'a fait entièrement changer de résolution, et m'a rendu ce pays cy plus cher que je ne l'espérois. Vous êtes assurément à la tête des personnes que j'aime, et ce que vous avez bien voulu faire pour moy dans cette occasion m'attache à vous bien davantage et me fait souhaitter plus que jamais d'habiter le pays où vous êtes. Vous savez tout ce que je dois à la généreuse amitié de me Duch . . . qui avoit laissé un domestique à Paris pour m'aporter en poste les premières nouvelles. Vous eûtes la bonté de m'écrire ce que j'avois à craindre, et c'est à vous et à elle que je dois la liberté dont je jouis. Tout ce qui me trouble àprésent c'est que ceux qui peuvent savoir la vivacité des démarches de me de . . . et qui n'ont pas un cœur aussi tendre et aussi vertueux que vous, ne rendent pas à l'extrême amitié et aux sentiments repectables dont elle m'honore toute la justice que sa conduitte mérite. Cela me désespèreroit et c'est en ce cas surtout que j'attends de votre générosité que vous fermerez la bouche à ceux qui pouroient devant vous calomnier une amitié si vraye et si peu comune.

Faites moy la grâce je vous en prie de m'écrire où en sont les choses, si mr de Chauvelin s'adoucit, si m. Rouillé peut me servir auprès de luy, si m. l'abbé de Rotelin peut m'être utile. Je croi que je ne dois pas trop me remuer dans ces commencements et que je dois attendre du temps l'adoucissement qu'il met à touttes les afaires, mais aussi il est bon de ne pas m'endormir entièrement sur l'espérance que le temps seul me servira.

Je n'ay point suivi les conseils que vous me donniez de me rendre en diligence à Aussone, tout ce qui étoit à Montjeu m'a envoyé vite en Lorraine. J'ay de plus une aversion mortelle pour la prison, je suis malade, un air enfermé m'auroit tué, on m'auroit peutêtre fouré dans un cachot. Ce qui m'a fait croire que les ordres étoient durs, c'est que la maréchaussée étoit encampagne.

Ne pouriez vous point savoir si le gds. a toujours la rage de vouloir faire périr à Aussone, un homme qui a la fièvre et la dissenterie, et qui est dans un désert? Qu'il m'y laisse, c'est tout ce que je luy demande, et qu'il ne m'envie pas l'air de la campagne. Adieu, je seray toutte ma vie pénétré de la plus tendre reconnoissance. Je vous seray attaché comme vous méritez qu'on vous aime.

V.