ce 5 au soir [September 1733]
Je vous regarderois comme l'homme du monde le plus barbare et le plus incapable d'humanité, si je ne savois que vous êtes le plus faible.
Je suis réduit à la dure nécessité, ou de penser que vous avez voulu séparer votre cause de la mienne et vous faire un mérite de me manquer en prenant pour prétexte la fable dont vous me parlez, ou que vous avez eu la misérable foiblesse de la croire.
Est-il possible qu'après vingt années d'une amitié telle que je l'ay eu pour vous, et dans les circomstances où je suis vous ayez pu penser que je sois capable d'avoir dit, la sottise lâche et absurde que vous m'imputez? Moy avoir dit que vous m'avez volé mon manuscrit! Avez vous eu assez de foiblesse pour le croire? Mr le garde des sceaux, mr Rouillé, mr Heraut, mr Palu, mr le cardinal ont mes lettres qui prouvent le contraire, et qui font bien foy que si vous vous êtes chargé de l'édition de ce livre ç'a été de mon consentement. J'ay dit, j'ay écrit que je vous en avois chargé moy même. Il est vray que lors que les calomniateurs ont osé dire que j'avois fait imprimer ce livre à Londres pour en tirer baucoup d'argent, mes amis ont répondu qu'il n'y avoit pas eu plus de cent louis d'or de profit et que je vous l'avois entièrement abandonné pour la peine que vous deviez prendre de cette édition (si mal faitte). Parlez à mr Rouillé, parlez à mr Heraut, à mr Dargental, à tous ceux qui sont au fait de cette affaire et vous verrez combien l'imputation d'avoir dit que vous m'aviez volé mon manuscrit est une calomnie indigne. Mais je veux que des personnes de considération trompées je ne sçai comment aient pu vous avoir fait un raport aussi faux et aussi indigne, n'étoit il pas du devoir de l'amitié de m'écrire sur le champ pour vous en éclaircir? Vous me deviez bien au moins cette reconnoissance, vous deviez cet éclaircissement à vingt années d'une liaison étroitte, à votre honneur et au mien. Deux vieux amis qui se brouillent, se déshonorent, et vous qui deviez aller au devant de ces lâches soupçons par tant de raisons, vous qui disiez que vous veniez à Paris pour me voir, vous qui après tout avez seul eu quelque avantage d'une affaire qui m'a rendu le plus malheureux homme du monde, vous êtes un mois sans m'écrire, et vous oubliez assez tous les devoirs pour parler de moy d'une manière désagréable. Je vous avoue que si quelque chose m'a touché dans mon malheur c'est un procédé si étrange. Je ne serois pas étonné que la même paresse et que la même légèreté de caractère qui vous fait à Londres négliger la révision même de cette édition, qui vous a empêché de m'envoyer les journaux, et de me donner les avis nécessaires, vous eût empêché aussi de m'écrire depuis que vous êtes à Paris. Mais pousser ce procédé jusqu'à faire gloire d'être mal avec moy, voylà ce que je ne peux croire. Je veux donner un démenti à ceux qui le disent comme je le donne à ceux qui m'ont calomnié sur votre compte. Si jamais nous avons dû être unis c'est dans un temps où une affaire qui nous est en partie commune a fait ma perte. Il est de votre honeur d'être mon amy, et mon cœur s'acorde en cela avec votre devoir. Je n'ay fait aucune prière au ministère mais j'en fais à l'amitié. Je fais plus de cas de la vertu que des puissances, et je mérite que vous m'aimiez, que vous rougissiez de votre procédé, et que vous me deffendiez contre la calomnie qui ose m'ataquer jusques dans vous même.