1735-10-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je vous avoue mon cher amy que je suis indigné des brochures de l'abbé des Fontaines.
C'est déjà le comble de l'ingratitude dans luy de prononcer mon nom malgré moy après les obligations qu'il m'a. Mais son acharnement à payer par des satires continuelles la vie et la liberté qu'il me doit, est quelque chose d'incompréhensible. Je luy avois écrit pour le prier d'avertir le public, comme il est vray, que la pièce de Jules Cesar, telle qu'elle est imprimée, n'est point mon ouvrage. Au lieu de me répondre que fait il? Une critique, une satire infâme de ma pièce, et au bout de sa satire, il fait imprimer ma lettre sans m'en avoir averti; il joint à cet indigne procédé celuy de mettre la datte du lieu où je suis, et que je voulais qui fût ignoré du public. Quelle fureur possède cet homme qui n'a d'idées dans l'esprit que celles de la satire, et de sentiments dans le cœur que ceux de la plus lâche ingratitude? Je ne luy jamais fait que du bien, et il ne perd aucune occasion de m'outrager. Il joint les imputations les plus odieuses aux critiques d'un ignorant, et d'un homme sans goust. Il dit que Cesar est une pièce contre les bonnes mœurs et il ajoute que Brutus a les sentiments d'un quakre plutôt que d'un stoicien; il ne sait pas qu'un quakre est un relligieux au milieu du monde, qui fait vœu de patience et d'humilité, qui loin de vanger les injures publiques ne vange jamais les siennes, et ne porte pas même d'épée. Il avance avec la même ignorance que Brutus étoit un particulier sans caractère, oubliant qu'il étoit préteur. C'est avec ce même esprit que ce prétendu critique en condamnant le temple du goust, veut justifier la ressemblance de la pluspart des caractères des héros de Racine, tels que Bazajet, Xiphares, Hippolite que je nomme expressément. Je dis qu'ils paroissent un peu courtisans français et il parle du caractère de Pirrus dont je n'ay pas dit un mot. Il met ensuitte la Henriade à côté des ouvrages de melle Malcrais. Il veut faire l'extrait d'un ouvrage anglais intitulé Alciphron du docteur Barclay, qui passe pour un saint dans sa communion. Ce livre est un dialogue en faveur de la relligion crétienne. Il y a un interlocuteur qui est un incrédule. L'abbé des Fontaines prend les sentiments de cet interlocuteur pour les sentiments de l'auteur, et traitte hardiment Barclay d'athée. Il loue les plus mauvais ouvrages, du même fonds, d'iniquité et de mauvais goust dont il condamne les bons. Je croi bien que le public éclairé me vangera de ses impertinentes critiques. Mais je voudrais bien que l'on sût qu'au moins la tragédie de Jules Cesar n'est point de moy telle qu'elle est imprimée. Peut on m'imputer des vers sans rime, sans mesure et sans raison dont cette édition misérable est parsemée? Vous êtes des amis de l'autheur du pour et contre. Engagez le je vous en prie à me rendre justice dans cette occasion. A l'égard de l'abbé Desfontaines ne pouriez vous pas luy faire sentir l'infamie de son procédé, et à quoy il s'expose? que dira t'il quand il verra, à la tête de la Henriade, ou de mes autres ouvrages l'histoire de son ingratitude?

J'ay lu aussi cette indigne critique des lettres philosophiques. Vous croyez bien que je la regarde avec le profond mépris qu'elle mérite. Mais je vois que les calomnies s'acréditent toujours. Ce méchant livre n'est que l'écho des cris des misérables auteurs qui ne cessent d'aboyer contre moy. Que de bassesse, et que d'horreurs chez les gens de lettres! Eux qui devroient aprendre à penser aux autres hommes, et enseigner la raison, et la vertu, ne servent qu'à déshonorer l'espèce humaine. Un misérable auteur famélique qui imprime ses sottises ou celles des autres pour vivre, s'imagine que c'est dans ce dessein que j'ai donné des ouvrages au public. Il ose dire que j'ay trompé mon libraire au sujet de ces lettres que vous connaissez. Quelle indignité et quelle misère! Devez vous soufrir mon cher Tiriot une accusation pareille? Vous pour qui seul ces lettres ont été imprimées en Angleterre, suportez vous qu'on m'acuse d'avoir travaillé pour moy? La probité ne vous engage t'elle pas à réfuter une bonne fois pour toutes, ces odieuses imputations? Engagez un peu l'abbé Prevost à entrer sagement dans ce détail en parlant de la critique des lettres philosophiques. J'ay extrêmement à cœur que le public soit désabusé des bruits injurieux qui ont couru sur mon caractère. Un homme qui néglige sa réputation est indigne d'en avoir. J'en suis jaloux, et vous devez l'être, vous qui êtes mon amy. Il vous sera très aisé de faire insérer dans le pour et contre, quelques réflexions généralles sur les calomnies dont les gens de lettres sont souvent accablez. L'auteur pouroit après avoir cité quelques exemples parler de l'accusation généralle que j'ay essuiée au sujet des souscriptions de la Henriade que j'ay touttes remboursées de mon argent aux souscripteurs français qui ont négligé d'envoyer à Londres, de sorte que la Henriade qui m'a valu quelque avantage en Angleterre m'a coûté baucoup en France, et je suis assurément le seul homme à qui cela soit arrivé. Il pouroit ensuitte réfuter les autres calomnies qu'on a entassée dans mon prétendu portrait en disant que lors que j'étois à Paris j'avois auprès de moy deux hommes de lettres que j'entretenois comme mes enfans. Ces faits avérez sont une réponse définitive à touttes les calomnies. On y pouroit ajouter que l'abbé des Fontaines qui m'outrage tous les huit jours est l'homme du monde qui m'a le plus d'obligation. Tout cela dicté par la bonté de votre cœur et par la sagesse de votre esprit, arrangé par la plume de l'auteur du pour et contre, ne pouroit faire qu'un très bon effet, après quoy tout ce que je souhaiterois ce seroit d'être oublié de tout le monde, hors des personnes avec qui je vis, et de vous, que j'aimeray toutte ma vie.

J'ay lu la tragédie de Jules Cesar, quelle pitié! esce là ma pièce?