ce 26 Xbre [1735]
J'ay reçeu à la fois mon cher et véritable amy vos deux lettres.
Vous savez bien que la seule amitié était Le lien qui me retenoit en France. Voylà La divinité à qui je sacrifiois ma liberté. Mais enfin la rage de mes ennemis L'emporte, et La calomnie m'arrache le seul bien où mon cœur étoit attaché. Je vais par les conseils mêmes des personnes qui daignoient passer leur vie avec moy chercher dans une solitude plus profonde Le repos qu'on m'envie. Je fais par une nécessité cruelle ce que des Cartes faisait par goust et par raison. Je fuis les hommes parce qu'ils sont méchants.
Quand vous m’écrirez envoiez doresnavant vos lettres à Demoulin sans dessus, ou bien à mr Dufaure. Il me les fera tenir.
Je vous jure sur L'amitié que j'ay pour vous, que quiconque dira que j'ay laissé copier quatre vers de l'ouvrage en question est un imposteur.
Si m. le garde des sceaux, a dans son portefeuille quelque pièce sous le nom de la pucelle c'est aparemment L'ouvrage de quelqu'un qui a voulu m'atribuer son stile pour me déshonorer et pour me perdre.
J'attendois de m. le garde des sceaux qu'il me rendroit plus de justice. Peutêtre le cardinal de Richelieu, Louis 14 et mr Colbert m'eussent protégé. Quelque persécution cruelle et injuste que j'aye essuiée de sa part, je ne me plaindrai jamais de luy, ny de personne, pas même de l'abbé des Fontaines qui s'est signalé par de si noires ingratitudes. J'achèveray en paix, sans murmure et sans bassesse le peu de jours que la nature voudra permettre que je vive Loin des hommes dont je n'ay que trop éprouvé la méchanceté.
Je serois inconsolable si vous n'en étiez pas plus assidu à m’écrire. Je ne me sens capable d'oublier tant d'injustices des autres qu'en faveur de votre amitié.
Madame du Chatelet a lu La préface que m'a envoyée le petit Lamare. Nous en avons retranché baucoup, et surtout les louanges. Mais pour Les faits qui y sont, nous ne voyons pas que je doive empêcher leur publication. C'est une réponse simple, naive, et pleine de vérité à des calomnies atroces et personelles imprimées dans vingt libelles. Il y auroit un amour propre ridicule à soufrir qu'on me louast, mais il y auroit un lâche abandon de moy même à soufrir qu'on me déshonore. L'ouvrage de la Mare, nous parait àprésent, très sage, et même intéressant. Il me semble qu'il y règne un amour des arts et de la vertu, un esprit de justice, une horreur de la calomnie, et un attendrissement sur le sort de presque tous les gens de lettres persécutez, qui ne peut révolter personne, et qui même dans le temps de cette persécution nouvelle doit gagner les bons esprits en ma faveur. Il ne faut pas songer aux autres.
Il est vray que cette justification auroit plus de poids si elle étoit faitte d'une main plus importante et plus respectée. Mais plus on a d'acquis dans le monde, moins on sait deffendre ses amis. Il n'y a que vous qui ayez ce courage en parlant, et la Mare en écrivant.
J'ajoute encor que cette marque publique de la reconnaissance de la Mare peut servir à luy faire des amis. On verra qu'il est digne d'en avoir. Sa préface telle qu'elle est àprésent est bien différente de celle de Mannouri dont vous parlez.
L'ouvrage de Mannouri étoit une brochure où il ne s'agissoit que de réfuter des critiques, et la brochure étoit mauvaise: mais icy on réfute des calomnies dans une préface nécessaire qui me paraît sage.
Ne négliger pas d'aller voir par amabile fratrum les dignes amis Pondevel et d'Argental.
Voyez s'il convient que je vous envoye quelque chose du poème pour confondre les calomniateurs. Je vous embrasse tendrement, je vous aime comme vous méritez d’être aimé.
V.
Dites à mr votre frère que je songe à luy comme si j’étois tranquile et heureux. La fermière de belle poule doit payer ces jours cy à ce qu'on m'assure. Je luy écriray au sujet.
Mr de Bail dit une chose bien étrange, et mr du Chatel une plus étrange. Mandez moi si mr Palu, et mr Daiguebere sont à Paris.