à Cirey ce 17 mars 1739
Mon très cher et très révérend père,
Ce sera toujours pour moy une consolation infinie que vous me conserviez vos anciennes bontez.
On me mande que vous voulez bien m'envoyer un discours que vous avez prononcé en dernier lieu. Je le liray comme un de ces modèles d'éloquence aux quels vous m'avez acoutumé, et je vous en remercie d'avance.
J'aurois voulu que l'abbé des Fontaines votre compatriote et autrefois votre confrère eût eu quelques unes de vos vertus; ou du moins ne se fût pas rendu si indigne de vous. Il y a eu bien de l'ingratitude et bien de l'imprudence à luy de s'acharner ainsi contre un homme au quel il avoit des obligations si essentielles et si humiliantes. J'ay certainement de quoy le perdre; et je ne crains pas ses vaines récriminations. Je luy répondrois de la peine due aux calomniateurs comme on peut luy répondre de l'exécration publique due aux méchants et aux ingrats. Mrs Dargenson, mrs de Feriole vos anciens disciples, et mes anciens camarades me font l'honneur de se charger de cette affaire. Monsieur le marquis du Chastelet et monsieur de Meynieres, baufrère de M. Heraut, veulent bien aussi interposer leur autorité. J'ay remis tout entre leurs mains. Je me flatte que les calomnies de ce malheureux ne me feront pas perdre votre estime. Je me flatte surtout que dans ces guerres afreuses qui déshonorent l'esprit humain, vous distinguez le méchant qui attaque tout le monde avec fureur, et l'honnête homme né sensible qui repousse l'outrage avec amertume. Vous n'oublierez pas sans doute que Roussau a fatigué deux générations d'hommes par ses satires, qu'il n'a épargné ny ses amis ny ses bienfaicteurs, que de la même plume dont il a écrit des épigrammes sur la sodomie et sur la bestialité il en a fait contre les jésuites, et ce ne peut être que pour donner un exemple de charité crétienne que vous avez loué cet homme dans un de vos discours publics, tandis que l'auteur de la Henriade, votre ancien disciple, votre admirateur, votre ami, n'a jamais été honoré d'un mot de votre bouche. Mais enfin Roussau avoit séduit le père Brumoy, et je n'ay séduis personne. Je ne me plains pas que vous ayez préféré quelques odes et quelques satires à mes ouvrages, et même si vous m'aimez, je ne plaindray pas que vous ayez préféré l'ennemy du genre humain qui me calomniait tous les soirs après avoir communié tous les matins, et qui m'a fait des noirceurs pires qu'à feu la Motte et à tous ses contemporains, que vous l'ayez préféré di-je a un homme retiré, qui n'a jamais cherché à se faire un party. Le bonheur d'être aimé de vous en secret me consolera de tout. Les belles lettres jusqu'icy n'ont servi qu'à me faire malheureux. Je suis né pour avoir dans Paris une charge honorable, j'ay tout sacrifié pour L'étude; j'en ay une funeste récompense; j'ay eu l'amertume presque unique d'être à la fois persécuté et envié. J'ay refusé les offres de plus d'un souverain. Je suis resté dans ma patrie, mais étoit ce pour y être traitté ainsi? Je n'ay jamais attaqué personne, et je n'ay guère trouvé dans la littérature que des ennemis implacables; j'ay fait le bien que j'ay pu, et je n'ay fait que des ingrats. Je m'attends bien que le reste de ma vie ne sera pas plus heureux. L'envie ne pardonne jamais, et quiconque se trouve sans puissance, sans party, avec quelque réputation, est sûr d'être accablé. Cette condition seroit trop dure s'il n'y avoit pas quelques âmes comme la vôtre. J'ose compter sur votre amitié; car enfin je suis tel que j'étois sous vous, très naturel, très franc et très simple. Je n'ay vu personne changer de caractère; aimez donc le mien puisque vous le connaissez, et laissez moy jouir du plaisir de sentir que je suis un peu cher à l'homme du monde que j'aime et que j'estime davantage.
C'est avec ces sentimens que je seray toute ma vie mon très cher et très révérend père,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire