à Paris ce 9 aoust 1731
Je vous envoye mon très cher et très révérend père, une petite tragédie en trois actes que je voulois avoir l'honneur de lire chez mr de Chauvelin en votre présence et devant les r. p. Brumoy et Porée.
Je me faisois un plaisir extrême de rassembler plusieurs de mes anciens camarades qui conservent tous comme moy pour vous et pour le père Porée ces sentiments de reconnoissance et de tendresse que vous doivent des cœurs bien faits et que vous avez formez.
Vous ne verrez dans cette tragédie ny femmes ny la moindre mention de la galanterie qui infecte le théâtre françois. Crimen amoris abest. Je vous avoue même que je l'ay composée sur ce plan afin de la dédier au père Porée. Dernièrement que je faisois confidence de ce dessein à deux de ses anciens écoliers, ils m'embrassèrent avec la même joye que si je la leur avois dédiée à eux même et m'exhortèrent à persister dans cette résolution. En effet mon cher père qu'y a t'il donc de plus convenable qu'un disciple qui dédie un ouvrage à son maitre? N'esce pas même un témoignage favorable aux jesuittes que leurs écoliers conservent pour eux une si juste reconnoissance? Cet hommage que je voulois rendre à un homme que j'ay toujours aimé, et qui m'a inspiré comme vous, le goust des belles lettres et de la vertu, me sembloit même plus nécessaire en ce temps cy qu'en tout autre. Enfin les ennemis les plus acharnez de votre société seroient forcez d'aprouver ce témoignage que je dois à celuy qui m'a élevé, et à la maison où j'ay reçu pendant sept ans mon éducation.
Le père Porée est le seul qui s'opose à ce dessein. Sa modestie veut imposer silence à mon amitié et à ma reconnoissance. Peutêtre y aura t'il encor une raison plus forte, et à la quelle seule je me rendray, c'est la médiocrité de l'ouvrage, ou plutôt l'horreur (peutêtre inexcusable) que j'y ay répandue. Je ne veux et ne dois présenter au p. Porée qu'un ouvrage au dessus de la critique. La dédicace d'une pièce médiocre n'est propre qu'à jetter du ridicule, sur l'autheur et même sur celuy à qui elle est adressée. Je vous envoye donc la pièce afin que vous en jugiez sévèrement avec les pp. Porée et Brumoy et vos autres amis. Je vous suplie très instament qu'il n'en soit tiré aucune copie. J'attendray votre décision pour savoir ce que je dois penser d'un ouvrage si peu dans nos mœurs françoises. Je comptois vous la porter moy même, et voir aussi les pp. Porée et Brumoy, mais j'ay été privé jusqu'à présent de cet honneur, par ce qu'étant à Paris pour peu de temps je n'ay pas un quart d'heure à moy. J'envoyeray mardy au soir chercher votre réponse et la pièce, ou viendray si je puis, pr savoir votre décision et pr avoir la consolation de vous embrasser. Soyez persuadé mon cher père que de tous ceux qui ont reçu leur éducation au collège des jesuittes aucun n'a conservé plus d'estime et de reconnoissance que moy pour vos pères, aucun ne leur rend en toutte occasion et en France, et dans les pays étrangers plus de justice que moy. Vous connoissez en particulier avec quels tendres sentiments je suis votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire