à Cirey ce 17 novembre 1738
Mon très cher et très Révérend père,
J'avois envoyer il y a quelques mois au père Castel, deux exemplaires de mes Elémens de la philosophie, il y en avoit un qui devoit vous être présenté, mais par ma faute, et par ma négligence et parceque je m'explique mal, le livre a été donné à un autre.
Je répare aujourd'huy cette méprise dès que je l'aprends, et je vous suplie de me la pardonner.
Je vous dois plus d'une sorte d'hommage, c'est vous qui m'avez apris à penser. La sorte d'éloquence dont vous faites profession, n'étant que l'ornement de la vérité, conduit naturellement à la philosophie. Il est vray que cette philosophie de Neuton paroit bien étrange, mais les tourbillons [de De]scartes l'étoient bien davantage, et ils avoient de plus le malheur de n'être fondées n'y sur la géométrie n'y sur L'expérience qui sont les deux seules Sources des vérités phisiques.
Je n'ose pas assurer que Neuton ait raison en tout, je ne réponds d'autre chose que du tendre attachement que j'auray pour vous tant que je vivray. Je vous ay toujours aimé et re[sp]ecté. C'est un sentiment qu'éprouvent tous ceux qui ont eu le bonheur de vous avoir pour maître.
Je suis demeuré L'amy de tous ceux qui se distinguoient un peu sous vos yeux dans le même temps que je tâchay de profiter de vos leçons. Mr de la Marche, Mrs de Feriol, Mr Roujaut, qui étoient vos meilleurs disciples sont mes meilleurs amis. Jugez si je suis demeuré uni, avec ceux que vous avez formez, combien je suis attaché à celuy, à qui nous avons tous la même obligation; je peux vous assurer mon Révérend Père qu'autant vous formez d'écoliers un peu dignes de vous entendre, autant vous acquérez d'amis durables. Je compte que cette philosophie de Neuton ne sera pas le seul tribut que je vous payeray. Je dois envoyer au R. p. Brumoy incessament une Merope, monstrum apud gallos, une tragédie sans amour; je la fais copier. Je luy diray
Ce n'est pas que j'écrive de ponto, car quoique je sois loin [?de Paris] il s'en faut baucoup que je vive avec des barbares et que j'aye à me plaindre de la fortune. Rien ne poura ajouter au bonheur de ma vie tranquile et occupée, que de savoir que vous m'aimez encor, et que je peux compter sur vos leçons et sur votre suffrage. Je vous suis non seulement dévou[é] avec tendresse, mais je le suis à votre société qui m'a élevé. Je luy suis même étroitement uni par mes sentimens sur les matières les plus respectables, car enfin je croi l'homme très libre. Je sens seulement que je ne suis pas libre de ne vous pas aimer, mais ces cas là sont très rares.
Je vous suplie si vous êtes amy de ceux qui travaillent à votre journal de leur dire que je suis votre disciple et que vous m'aimez, dic eis quia discipulus tuus sum ut mihi bene sit propter te.
Je suis avec la plus inviolable reconnoissance et un souvenir toujours respectueux et tendre
Mon très cher et très Révérent père
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire