à Cirey ce 19 janvier 1739
Vous me faites goûter un plaisir bien rare, mon ancien maître, mon cher amy toujours mon maître.
Vous devriez bien écrire plus souvent, vous devriez plutôt venir prendre une cellule dans le couvent ou plutôt dans le palais de Cirey. Celle que vient de quitter Archimede de Maupertuis, seroit très bien occupée par Quintilien D'Olivet. Vous verriez si la masse multipliée par le quarré de la vitesse, ou si les cubes des distances des planettes font oublier les Tusculanes, et si Loke fait négliger Virgile. Vous verriez si l'histoire est méprisée. Vous passez volontiers vos hivers hors de Paris. Si vous allez en Franche Comté, souvenez vous que Cirey est précisément sur la plus belle route.
Ne vous imaginez pas que la vie occupée et délicieuse de Cirey, au milieu de la plus grande magnificence et de la meilleure chère et des meilleurs livres et ce qui vaut mieux au milieu de l'amitié, soit troublée un seul instant par les croassements d'un scélérat qui fait avec la voix enroüée du vieux Roussau un concert d'injures méprisées de tous les esprits et détestées de tous les cœurs.
Pour punir l'abbé Desfontaines, je ne voudrois qu'une chose, luy démontrer que je n'ay pas plus de part que vous au préservatif. L'auteur de cet écrit a fait usage de deux lettres que vous connaissez il y a longtemps, l'une sur l'évêque de Cloine Barklay, auteur de L'Alciphron, l'autre sur l'affaire de Bissetre. Une ou deux personnes ont aidé l'auteur à brocher ce préservatif, qui n'est qu'une table des matières et non point un Ouvrage. J'en ay en main la preuve démonstrative que je vous feray voir si l'abbé Desf., qui me doit la vie, qui pour toute reconnaissance m'a tant outragé, étoit capable de sentir son tort et de se corriger; il ne faudroit pas d'autre réponse.
Mais si j'en fais une, elle sera aussy modérée que son libelle est emporté, aussy fondée sur des faits que son écrit est bâti sur des calomnies, aussy touchante peut être, que ses ouvrages sont révoltants. Tout le mal de cette affaire c'est que ce sont deux ou trois jours arrachez à l'étude. Amice tres dies perdidi. Je suis prest à pleurer, quand il faut consumer ainsi un temps destiné à l'amitié, à l'étude de la phisique, aux corrections continuelles que je fais dans le poème de la Henriade, dans l'histoire de Charles douze, dans mes tragédies, dans tout ce que j'ay jamais écrit.
Que vous me seriez d'un grand secours mon cher amy si vous vouliez éclairer de votre sage critique ce que fait votre ancien disciple! Je voudrois que ma plume et ma conduite eussent en vous un amy attentif, un juge continuel. Vous savez par exemple combien Roussau m'a outragé depuis quinze ans, avec quel acharnement il a poursuivy contre moy ses querelles commencées il y a 40 ans avec tant de gens de lettres. Il est à Paris, il demande grâce au parlement, aux Saurins, au public. Il ose s'adresser à dieu même. J'ay de quoy le démasquer, j'ay de quoy le couvrir d'oprobre, de quoy remplir la mesure de ses crimes. Tenez, lisez, la pièce est autentique, je vous l'envoye, je pourois la faire imprimer dans ma réponse, cependant je ne le fais pas. Je vous conjure de voir le père Brumoy et vos autres amis. Si l'auteur de la Henriade leur déplait, s'ils préfèrent des odes à un poème épique et des épigrammes à tous mes travaux, qu'ils préfèrent du moins ma modération à la rage éternelle de Roussau et ma franchise à son hipocrisie.
Vous mon cher amy aimez toujours un homme qui vous sera éternellement attaché. Je ne sçai pourquoy Mr Tiriot ne vous a pas montré la Merope. Adieu, je vous embrasse tendrement. Ecrivez moy, mandez moy si vous voulez que je vous envoye mes drogues.
Je ne vous écris point de ma main étant assez malade.
Voltaire