1739-02-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

Mon cher amy, si vous faites des lettres métaphisiques vous faites aussy de belles actions de morale.
Madame du Chastelet vous regarde comme quelqu'un qui fera bien de l'honneur à l'humanité si vous allez de ce train là. Je suis pénétré de reconnaissance et enchanté de vous. Il est bien triste que les misérables libelles viennent troubler le repos de ma vie et le cours de mes études. Je suis au désespoir, mais c'est de perdre trois ou quatre jours de ma vie; je les aurois consacrez à aprendre et peutêtre à faire des choses utiles.

Si l'abbé Desfontaines, s'avoit que je ne suis pas plus l'auteur du préservatif que vous, et s'il étoit capable de repentir, il devroit avoir bien des Remords.

Cependant la chose est très certaine, et j'en ay la preuve en main. L'auteur du préservatif, piqué dès longtemps contre Desf. a fait imprimer plusieurs choses que j'ay écrittes il y a plus d'un an à diverses personnes. Encor une fois j'en ay la preuve démonstrative. Et sur cela ce monstre, vomit ce que la calomnie a de plus noir.

Et là dessus on voit Oronte qui murmure,
Qui tâche sourdement d'apuyer cette injure,
Lui qui d'un honnête homme ose chercher le rang.
 . . . .
Tête bleu, ce me sont de mortelles blessures
De voir qu'avec le vice on garde des mesures.

Cela est du misantrope mais cela ne me rend point misantrope.

Mais je ne veux pas me fâcher contre les hommes et tant qu'il y aura des cœurs comme le vôtre, comme celuy de Mr Dargental, de madame du Chastelet j'imiteray le bon dieu qui alloit pardonner à Sodome, en faveur de quelques justes. Je suis presque tenté de pardonner à un sodomite en votre faveur. A propos de cœur justes et tendres, je me flatte que mon ancien amy Tiriot est du nombre. Il a un peu une âme de cire, mais le cachet de l'amitié y est si bien gravé que je ne crains rien des autres impressions, et d'ailleurs vous le remouleriez.

Adieu, je vous embrasse tendrement et je vous quitte pour travailler.

Non je ne Vous quitte pas, Madame du Chastelet reçoit votre charmante lettre. Pour réponse je vous envoye Le mémoire corrigé. Il est indispensablement nécessaire. La calomnie laisse toujours des cicatrices quand on n'écrase par le scorpion sur la playe. Laissez moy la lettre au père de Tournemine. Il la faut plus courte, mais il faut qu'elle paraisse. Vous ne savez pas l'état où je suis. Il n'est pas question icy d'une intrépidité anglaise. Je suis français et français persécuté. Je veux vivre et mourir dans ma patrie avec mes amis et je jetterai plustôt dans le feu les lettres philosophiques que de faire encor un voiage à Amsterdam au mois de janvier avec un flux de sang, dans l'incertitude de retourner auprès de mes amis. Il faut une bonne fois pour touttes me procurer du repos, et mes amis devroient me forcer à tenir cette conduite si je m'en écartois. Primum vivere.

Comptez belle âme, esprit charmant, comptez que c'est en partie pour vivre avec vous que je sacrifie à la bienséance. Je vous embrasse avec transport, et suis à vous pour jamais. Envoyez sur le champ je vous en prie, mémoire et lettre à mr Dargental, ranimez le tiède Tiriot du bau feu que vous avez, qu'il soit ferme, ardent, imperturbable dans l'amitié et qu'il ne se mêle jamais de faire le politique, et de négotier quand il faut combatre. Adieu encor une fois.