24 juillet [1733] Paris
Je ne suis pas encor tout à fait logé.
J'achevois mon nid, et j'ay bien peur d'en être chassé pour jamais. Je sens de jour en jour, et par mes réflexions, et par mes malheurs que je ne suis pas fait pour habiter en France. Croiriez vous bien que monsieur le garde des sceaux me persécute pour ce malheureux temple du goust, comme on auroit poursuivi Calvin pour avoir abatu une partie du trône du pape. Je vois heureusement qu'on verse en Angleterre un peu de baume sur les blessures qu'on me fait en France. Remerciez je vous en prie de ma part, l'auteur du pour et du contre, des éloges dont il m'a honoré. Je suis bien aise qu'il flatte ma vanité après avoir si souvent excité ma sensibilité par ses ouvrages. Cet homme là étoit fait pour me faire aprouver tous les sentiments.
Vous aurez vu sans doute ce second temple du goust imprimé à Amsterdam. Il fourmille de fautes. Il y a entre autres deux vers qui finissent tous deux par censeur Pointilleux. Il faut corriger le premier ainsi
Il y a bien d'autres sottises dont je ne vous parle pas et que vous corrigerez en les lisant.
Je me flatte que vous trouverez dans l'ouvrage plus d'ordre, plus de correction, plus de choses utiles, et une prose plus châtiée que dans le premier. Mandez moy ce que vous pensez du temple et de la lettre qui est au frontispice.
Je vous aurois déjà envoyé la vingtcinquième lettre sur les pensées de Pascal, mais Jore que vous conoissez ne me l'a pas encor fait remettre. Dès que je l'auray elle partira sur le champ pour Londres. Vous feriez fort bien de me donner l'adresse de votre libraire à qui je l'adresserois, sans qu'il vous en coutast de port. Au reste, il s'en faut baucoup que je veuille àprésent précipiter cette édition des lettres anglaises. Au contraire vous me ferez le plus sensible plaisir du monde d'en retarder autant que vous pourez la publication. Je crains bien que dans les circomstances présentes elles ne me portent un fatal contrecoup. Il y a des temps où on fait tout impunément. Il y en a d'autres ou rien n'est innocent. Je suis actuellement dans le cas d'éprouver les rigueurs les plus injustes sur les sujets les plus frivoles. Peutêtre dans deux mois d'icy je pouray faire imprimer l'alcoran. Je voudrois que toutes les criailleries d'autant plus aigres qu'elles sont injustes, sur le temple du goust fussent un peu calmés avant que les lettres anglaises parussent. Donnez moy le temps de me guérir pour me rebatre contre le public. A la bonneheure qu'elles soient imprimées en anglais; il n'en viendra pas d'exemplaire à Paris, et nous aurons le temps de recueillir les sentiments du public anglais avant d'avoir fait paroître l'ouvrage en français. En ce cas nous serons à temps de faire des cartons, s'il est besoin pour le bien de l'ouvrage, et de faire agir icy mes amis pour le bien de l'autheur. Surtout mon cher Tiriot ne manquez pas de mettre expressément dans la préface que ces lettres vous ont été écrittes pour la plus part en 1728. Vous ne direz que la vérité. La plus part furent en effet écrittes vers ce temps là dans la maison de notre cher et vertueux amy Fakener. Vous pourez ajouter que le manuscript ayant couru, et ayant été traduit, ayant même été imprimé en anglais et étant prest de l'être en français, vous avez été indispensablement obligé de faire imprimer l'original dont on avoit déjà la copie anglaise.
Si cela ne me disculpe pas auprès de ceux qui veulent me faire du mal, j'en seray quitte pour prévenir leur injustice et leur mauvaise volonté par un exil volontaire, et je béniray le jour qui me raprochera de vous. Plût au ciel que je pusse vivre avec mon cher Tiriot dans un pays libre.
Ma santé seule m'a retenu jusqu'icy à Paris. Je vais faire transcrire pour vous, l'opera, Eriphile, Adelaide; je vous enverray aussi une épître sur la calomnie adressée à madame Duchatelet. A propos d'épitre, dites à mr Pope que je l'ay très bien reconnu in his essay on man. T'is certainly his stile. Now and then there it is some obscurity, but the whole is charming. Si vous voiez mr Jordan assurez le de mon estime. Je croi que vous verrez dans quelques mois le marquis Maffei qui est le Varron et le Sophocle de Verone. Vous serez bien-content de son esprit et de la simplicité de ses mœurs. J'attends de vos nouvelles. Dites je vous prie à mr Jordans que je luy ay hazardé une lettre mais que je ne sai pas son adresse.