1768-03-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre de Taulès.

J'ai déjà eu, Monsieur, l'honneur de vous répondre sur l'accord honnête de deux puissants monarques pour partager ensemble les biens d'un pupille.
Je vous ai dit même il y a longtems que j'avais déjà fait usage de cette anecdote. Je ne vous ai pas laissé ignorer que, dans la nouvelle édition du siècle de Louis 14 (commencée il y a plus d'un an, et retardée par les amours du chauve Gabriel Cramer) il est marqué expressément que ce fait est tiré du dépôt improprement nommé des affaires étrangères. Les Anglais disent archives, ils se servent toujours du mot propre; ce n'est pas ainsi qu'en usent les Welches. Je vous répéterai encor ce que j'ai mandé à Mr le Duc De Choiseul, c'est que la vérité est la fille du tems, et que son père doit la laisser aller à la fin dans le monde.

Comme il y a assez longtems que je ne lui ai écrit, et que ma requête en faveur de la vérité était jointe à d'autres requêtes touchant les grands chemins de Versoi, il n'est pas étonnant qu'il ait oublié les grands chemins et les anecdotes.

A l'égard du cardinal de Richelieu, je vous jure que je n'ai pas plus de tendresse que vous pour ce roi ministre. Je crois qu'il a été plus heureux que sage, et aussi violent qu'heureux. Son grand bonheur a été d'être prêtre. On lui conseilla de se faire prêtre lorsqu'il fesait ses éxercices à l'académie, et que son humeur altière lui fesait donner souvent sur les oreilles. J'ajoute que s'il a été heureux par les évênements, il est impossible qu'il l'ait été dans son cœur. Les chagrins, les inquiétudes, les repentirs, les craintes aigrirent son sang et pourirent son cu. Il sentait qu'il était haï du public autant que des deux Reines, en chassant l'une et voulant coucher avec l'autre, dans le tems qu'il était loué par des lâches, par des Boisrobert, des Scudéris, et même par Corneille. Ce qui fit sa grandeur abrégea ses jours. Je vous donne ma parole d'honneur que si j'avais vécu sous lui j'aurais abandonné la France au plus vite.

A l'égard de son testament, s'il en est l'auteur il a fait là un ouvrage bien impertinent et bien absurde; un testament qui ne vaut pas mieux que celui du maréchal de Bellisle.

Si parmi les raisons qui m'ont toujours convaincu que ce testament était d'un faussaire, l'article du comptant secret n'est pas une raison valable; ce n'est à mon avis qu'un canon qui crève dans le tems que tous les autres tirent à boulets rouges: et pour un canon de moins on ne laisse pas de battre en brèche.

Demandez à Mr Le Duc de Choiseul, suposé (ce qu'à Dieu ne plaise) qu'il tombât malade, et qu'il laissât au Roi des mémoires sur les affaires présentes, s'il lui recommanderait la chasteté? s'il lui parlerait beaucoup des droits de la sainte chapelle de Paris? s'il lui proposerait de lever deux cent mille hommes quand on en veut avoir cent mille? et s'il ferait un grand chapitre sur les qualités requises dans un conseiller d'état? etca.

Certainement au lieu d'écrire de telles bêtises, dignes de l'amour propre absurde du petit abbé de Bourzeis, conseiller d'état ad honores, Mr Le Duc de Choiseul parlerait au Roi du pacte de famille qui lui fera honneur dans la postérité, il pèserait le pour et le contre de l'union avec la maison d'Autriche, il éxaminerait ce qu'on peut craindre des puissances du nord, et surtout comment on s'y peut prendre pour tenir tête sur mer aux forces navales de l'Angleterre. Il ne s'égarerait pas en lieux communs, vagues et pédantesques, il n'intitulerait pas ce mémoire du nom ridicule de testament politique, il ne le signerait pas d'une manière dont il n'a jamais signé. Il est plaisant qu'on ait fait dire au Cardinal de Richelieu dans ce ridicule testament tout le contraire de ce qu'il devait dire, et rien de ce qui était de la plus grande importance; rien du Comte de Soissons; rien du Duc de Weimar; rien des moiens dont on pouvait soutenir la guerre dans laquelle on était embarqué; rien des huguenots, qui lui avaient fait la guerre, et qui menaçaient encor de la faire; rien de l'éducation du Dauphin etca, etca, etca.

Je ne finirais pas si je voulais raporter tous les péchés d'omission et de commission qui sont dans ce détestable ouvrage. Les hommes sont depuis très longtems la dupe des charlatans en tout genre.

Je ne suis point du tout surpris, Monsieur, que l'abbé de Bourzeis se soit servi de quelques expressions du cardinal. Corneille lui même en a pris quelques unes. J'ai vu cent petits maîtres prendre les airs du maréchal de Richelieu, et je vous réponds qu'il y avait cent pédants qui imitaient le stile du cardinal.

Si le cardinal a souvent dit fort trivialement, Qu'il faut tout faire par raison, malgré le sentiment du père Canaye, il est tout naturel que l'abbé de Bourzeis ait copié cette pauvreté de son maître.

Au reste, Monsieur, je hais tant la tirannie du cardinal de Richelieu, que je souhaitterais que le testament fût de lui, afin de le rendre ridicule à la dernière postérité. Si jamais vous trouvez des preuves convainquantes qu'il ait fait cette impertinente pièce, nous aurons le plaisir vous et moi de juger qu'il fallait plutôt le mettre aux petites maisons que sur le trône de France où il a été réellement assis pendant quelques années. Je vous garderai le secret et vous me le garderez. Je vous demande en grâce de faire mes tendres compliments au philosophe orateur et poëte Mr Thomas, dont je fais plus de cas que de Thomas d'Aquin.

Je vous renouvelle mes remerciements et les assurances de mon attachement inviolable.

Laissons là le Cardinal de Richelieu tant loué par nôtre académie, et aimons Henri 4, vôtre compatriote et mon héros.

V.