1768-02-22, de Pierre de Taulès à Voltaire [François Marie Arouet].

L'amour seul de la vérité, monsieur, et non le dessein de réveiller une ancienne dispute entre vous et m. de Foncemagne, m'a fait naître l'idée de jeter un coup d'œil sur le testament du cardinal de Richelieu.
Toutes les conjectures, toutes les présomptions sont maintenant épuisées; je me défendrai donc toute nouvelle réflexion, et je me bornerai à un seul point, à un seul fait, sans m'aller perdre dans cette foule de raisonnements qui n'ont servi qu'à augmenter nos doutes et à plonger le public dans de nouvelles incertitudes.

Tout le monde conviendra avec vous, monsieur, que les maximes triviales dont le testament est rempli sont plus d'un pédant que d'un homme d'état; mais juger que cet ouvrage est indigne du fameux ministre auquel on l'attribue, ce n'est pas prouver qu'il n'est pas de lui. Dans quelles erreurs ne jetterait pas cette manière de raisonner? La harangue ridicule que le cardinal prononça au lit de justice qui fut tenu au parlement l'année 1634, et dont vous nous avez rapporté vous même quelque lambeau, dépare-t-elle donc le testament? Vous taxez de prévention ceux qui ont pu faire à la mémoire du cardinal l'affront d'imaginer qu'un tel livre était digne de lui: vous les accusez de réfléchir peu, de lire avec négligence, de juger avec précipitation, et de recevoir les opinions comme on reçoit la monnaie parce qu'elle est courante.

Ce reproche de prévention, monsieur, que vous faites à ceux qui ne pensent pas comme vous, ne seraient ils pas en droit de vous le rendre? On serait tenté de vous soupçonner dans cette occasion à peu près la même manière de raisonner. Ceux qui ont attribué le testament au cardinal ont jugé cet ouvrage admirable parce qu'ils l'ont cru de lui; vous, monsieur, qui avez trouvé l'ouvrage mauvais, vous ne pouvez vous imaginer que ce ministre en soit l'auteur, précisément parce que c'est une œuvre méprisable. D'après votre admiration pour le cardinal, vous avez établi un principe; et ensuite vous vous êtes abandonné aux conséquences. Vous n'avez songé qu'à sa réputation, à l'éclat qui l'a environné pendant sa vie, au nom qu'il a laissé après sa mort. Votre imagination, que la seule idée de ce qui porte un certain caractère de grandeur échauffe et transporte, n'a pu admettre rien de petit dans ce génie qui a étonné l'Europe, et que nous sommes dans l'habitude d'admirer. Vous vous êtes rempli du grand ministre, du grand homme, ses côtés faibles vous ont échappé. La prévention une fois ainsi établie, la raison a perdu tous ses droits, et le testament n'a plus été du cardinal de Richelieu, parce qu'il vous a paru être et qu'il est probablement indigne de lui.

Je ne ferai pas usage dans ce moment, monsieur, de tous les titres que je pourrais opposer à votre sentiment: mais quelque téméraire, quelque extravagante que doive d'abord paraître l'assertion que je vais avancer, je ne craindrai pas de dire que tous les faits que vous nous alléguez comme des marques certaines que le testament n'est pas du cardinal, j'ose me croire fondé à les regarder comme preuves que ce ministre en est effectivement l'auteur. Le pédantisme qui règne dans tout le cours de l'ouvrage, le style tantôt grossier, tantôt indécent, et sûrement bien antérieur par sa barbarie à la paix des Pyrénées, malgré l'idée où vous êtes que ce livre lui est postérieur, la manière dont il nomme la marquise de Fargès, les expressions peu convenables qu'il emploie contre l'Espagne, ses injures contre le duc de Rohan qu'il haïssait, parce qu'il le craignait, son emphase en parlant du petit combat de Castelnaudary, ses sermons de chasteté à Louis XIII, quoique ce prince fût bien plus chaste que lui, le prétendu refus des secours des armes ottomanes dont il se vante auprès d'un roi connu par son zèle pour la religion, ses déclamations contre le droit de régale, la défiance que cet homme hardi et despotique témoigne de la puissance des jésuites, la fausseté dans une foule de faits et de calculs si évidente, si palpable, qu'elle est bien moins extraordinaire dans un homme d'état occupé des plus grandes affaires que dans un particulier qui a le loisir de travailler avec soin un pareil ouvrage; enfin le fatras d'erreurs et de contradictions dont il fourmille, tout m'a intimement persuadé que le cardinal en est l'auteur, et il ne me serait pas difficile de citer, à côté de chacun de ces articles, un article semblable et plus fort avec la preuve qu'il est de ce ministre et que par conséquent on ne lui a fait aucun tort en lui attribuant les fautes que vous avez relevées dans son testament.

Mais je n'ai pas le temps de rassembler toutes ces preuves. D'ailleurs il ne me conviendrait pas de les rendre publiques; je me bornerai donc aux deux seuls points sur lesquels vous avancez que tout roule dans ce livre et dont vous nous dites que le premier est indigne de lui et que le second est un outrage à sa mémoire.

Le premier point, selon vous, monsieur, est un lieu commun, puéril, vague, un catéchisme pour un prince de dix ans est bien étrangement déplacé à l'égard d'un roi de quarante années. Vous avez raison sans doute de vous récrier sur le ridicule qu'il y a d'annoncer avec emphase dans un livre de politique adressé à son souverain 'que le fondement du bonheur d'un état est le règne de Dieu: que la raison doit être la règle de la conduite d'un état, que l'homme ayant été fait raisonnable, il ne doit rien faire que par raison.'

Tout homme sent que de pareilles trivialités sont indignes d'un homme tel qu'on se représente le cardinal de Richelieu, mais plusieurs manuscrits que j'ai vus de la main même de ce ministre m'apprennent qu'il mêlait souvent les choses du ciel et de la terre, qu'il parlait comme cardinal lorsqu'on s'attendait à ne l'entendre parler que comme homme d'état, qu'il recommandait le règne de Dieu tandis qu'il n'était occupé que du règne de ce monde, et qu'il avait la manie de répéter sans cesse qu'il fallait suivre en tout la raison, que tout devait se faire par raison. Ce mot par raisonétait son expression favorite; je le trouve à chaque ligne dans ses écrits et je ne le trouve que dans ses écrits; vous l'avez vous même fortement relevé dans son testament, je n'en rapporterai qu'un exemple tiré d'un mémoire du cardinal. M. de Bullion, surintendant des finances et ami du cardinal sollicitait une grâce; le ministre consentit à la lui accorder, mais il voulut la lui faire acheter par quelques conditions et par des conseils. Voici comment il s'exprime dans cette occasion:

Je prie m. de Bullion, 1. de se résoudre à se dépouiller des passions esquelles il se laisse quelquefois emporter contre le tiers et le quart et à examiner et résoudre toutes sortes d'affaires par raison.

2. A s'appliquer aussi soigneusement à la réformation des finances et au soulagement des peuples qu'il s'est attaché à ses affaires particulières avant qu'il fût chargé des publiques, ce dont il est prié non seulement à raison des intérêts publics, mais en outre afin qu'il soit un jour aussi opulent au ciel qu'il l'est en terre.

Voilà, monsieur, pour le premier article. Je sais que la preuve n'est pas tout à fait une démonstration; mais comparez sans partialité le ton et le style de ce mémoire avec le ton et le style du testament, la ressemblance est frappante; on voit que les deux ouvrages sont sortis de la même main: c'est la même manière de s'exprimer; tout homme non prévenu jugera sans doute que le ministre qui dans un écrit authentique parle du royaume du ciel à un autre ministre, et lui dit qu'il faut résoudre toutes sortes d'affaires par raison, est très capable d'avoir dit à son maître dans un testament politique destiné à ne voir le jour qu'après sa mort, que le fondement du bonheur d'un état est le règne de Dieu, et qu'on ne doit rien faire que par raison.

Vos objections, monsieur, sur le second point sont détruites bien plus victorieusement encore. Je n'en appellerai pas à m. de Foncemagne que vous pouviez croire prévenu contre votre sentiment; j'en appelle avec confiance à vous même. Quoiqu'on fût excusable de vous soupçonner de la prévention contraire, je suis sûr d'avance que vous allez sur-le-champ prononcer contre vous.

Le second point, pour me servir de vos propres termes, monsieur, roule sur des projets d'administration imaginés par l'auteur, et de tous ces projets, selon vous, il n'y en a pas un seul qui ne soit précisément le contrepied de l'administration du cardinal. Vous alléguez en conséquence que l'auteur se met en tête d'abolir les comptants, ou de les réduire par grâce à un million d'or; vous ajoutez, que les comptants sont des ordonnances secrètes, pour des affaires secrètes dont on ne rend point compte, que c'est le privilège le plus cher de la place de premier ministre; que son ennemi seul en pourrait demander l'abolition.

Vous avancez enfin que l'affaire des comptants n'avait point fait de bruit avant la disgrâce de Fouquet, c'est à dire avant 1661, et de ce que l'auteur du testament en fait mention dans cet ouvrage, qui, s'il était du cardinal, serait tout au plus de l'année 1639, vous prétendez qu'il en résulte une preuve d'imposture contre lui; voici les propres paroles du testament.

'Entre les voies par lesquelles on peut tirer illicitement les deniers du coffre du roi, il n'y en a point de si dangereuse que celle des comptans; dont l'abus est venu à un tel point, que n'y remédier pas et perdre l'état, c'est la même chose.'

Et sur cela vous vous écriez: qui aurait disposé alors des comptants, je vous prie? s'ils avaient existé, qui les aurait signés? ç'aurait été sans doute le cardinal lui même. On lui fait donc dire qu'il tire illicitement les deniers du coffre du roi. On met dans sa bouche une accusation de péculat contre sa personne; on lui fait dire nettement qu'il est criminel de lèse-majesté. Une pareille absurdité est elle possible; est elle concevable? Et après cette preuve de supposition, en faut il d'autres encore?

Ces traits vifs ne prouvent rien, monsieur, bien loin de prouver une supposition: serait il donc impossible qu'un premier ministre, qui, pendant sa vie, n'aurait pas eu la force de renoncer au privilège le plus cher de sa place, eût écrit dans son testament contre ce même privilège dont il aurait connu tous les dangers par l'abus qu'il en aurait fait lui même? C'est ainsi que je pourrais opposer des raisonnements à des raisonnements, mais je n'ai besoin ni de raisonnements ni de supposition pour faire tomber les vôtres; c'est par des faits que je veux les anéantir.

Le cardinal, après avoir exigé de m. de Bullion, dans le mémoire déjà cité, qu'il bornât sa fortune aux biens qu'il avait et qu'il n'en désirât à l'avenir aucun accroissement, 'qu'il se contentât en servant le roi en la charge de laquelle il était, des gages et appointements d'icelle,' le prie encore de se résoudre 'à rétablir l'ordre ancien suivant lequel il ne doit expédier aucun comptant, de quelque nature que ce puisse être, soit pour raison de dons, affaires secrètes, étrangères ou autres, ou pour les remises des traités qui se font au conseil, qu'au même temps on n'en retienne un menu arrêté au conseil de trois en trois mois, signé de messieurs le chancelier, les surintendants et tous les intendants, duquel menu sera fait trois copies, l'une pour le trésorier de l'épargne, la seconde pour messieurs les surintendants et la troisième pour monsieur le chancelier (en marge, de la main du cardinal: "je serai bien aise d'en avoir une copie"); le tout suivant qu'il se pratiquait auparavant la mauvaise introduction de brûler le menu desdits comptans, faits à ce sujet depuis que le feu sieur Cornuel était entré dans les affaires.'

Je n'ajouterai rien, monsieur, à cette dernière preuve, chacun peut en tirer la conséquence; les comptants avaient donc fait du bruit avant la disgrâce de Fouquet, en 1661, puisque le cardinal s'en plaint dans un écrit authentique de 1639.

Et les gêner ainsi, c'était pour ainsi dire vouloir les abolir, quoique vous ayez jugé que c'était dans sa propre bouche une accusation de plus contre lui.

Pour la curiosité du lecteur, je finirai par rapporter l'acte de soumission de m. de Bullion à la volonté de monsieur le cardinal.

'Je remercie monsieur le cardinal des bons avis ci-dessus qu'il lui plaît de me donner, que je reconnais nécessaires et justes pour le bien de l'état et mon salut particulier, je lui promets sur mon honneur d'observer de point en point ce qui est contenu audit mémoire sans y contrevenir ni souffrir qu'il y soit contrevenu en quelque façon que ce puisse être.

Bullion'

La conclusion de cet écrit, monsieur, est que si le testament politique ne convient point au roi auquel il est adressé, ce qui pourrait même mériter une discussion, il peut du moins convenir au caractère du ministre auquel on le donne, au temps où on le suppose écrit et au style du cardinal de Richelieu.

Daignez réfléchir attentivement sur ce grand homme et sur chacune de ses actions prises en particulier, peut-être changerez vous alors de sentiment. La nature avait sans doute gravé dans cette âme violente et forte un caractère de domination fait pour tout subjuguer; mais il serait oublié présentement, on ne parlerait plus de lui, si ce même m. de Bullion dont il est ici question, ne l'eût excité à se maintenir dans le gouvernement jusqu'en 1636, dans un moment où, découragé par les avantages que venaient de remporter les ennemis de la France et par le succès des intrigues de ses ennemis à la cour, il s'était déterminé à abandonner les affaires dont il désespérait. Que de succès glorieux dont la postérité lui a fait honneur ne sont dus qu'à sa fortune! Eblouis de l'éclat de son nom, lorsque nous parlons de lui nous ne songeons qu'à répéter ce que nous ont déjà dit ceux qui nous ont précédés. Aucun philosophe ne s'est avisé encore de le dépouiller des éloges que les hommes lui ont tous prodigués à l'exemple les uns des autres, pour le juger enfin sans aucune partialité, comme s'il paraissait pour la première fois au tribunal de la raison.

de Barreau