Paris, 3 décembre 1738
L'auteur de la Henriade et de la vie de Charles Douze est, peut-être, Monsieur, la seule personne à qui ses amis puissent conseiller d'entreprendre l'ouvrage auquel vous travaillez.
Pour le bien exécuter, il faut et l'imagination qui fait le poète et la justesse de discernement laquelle fait l'historien. Ce qui rend l'ouvrage que vous composez encore plus difficile, c'est que vous le restraignez extrêmement par rapport à la vaste étendue de la matière qu'il embrasse. Sans comparaison, il seroit bien plus facile d'écrire cent volumes sur les cent années dont vous faites l'histoire politique et littéraire, que de dire en aussi peu de feuilles que vous me paroissez résolu d'employer, tout ce que vous ne sçauriez passer sous silence sans être accusé d'avoir fait des fautes d'ommission. On conseille ordinairement aux auteurs d'être courts. J'oserai vous donner un avis bien différent. Multipliez plutost le nombre de vos tableaux, car votre Clio sçait peindre, que d'estropier vos figures, ou de laisser passer un événement important sans nous le faire voir. Ne craignez pas d'ennuier. La matière est intéressante par elle-même, et d'ailleurs vous possédez l'art de nous faire prendre intérêt même à toute sorte de fictions. Avec quelle attention ne lira-t-on point la vie privée de Louis Quatorze quand on lit encore aujourd'hui avec tant de plaisir la vie privée d'Auguste dans Suétone. Le chapitre du changement fait par ce Prince dans le gouvernement de son Royaume renferme plusieurs objets. Deux des principaux sont les changements faits dans l'administration des finances et les changements faits dans les loix et dans l'ordre judiciaire. Ils n'ont point encore été traités comme ils méritent, du moins à ce que je sais. Quant au premier de nos deux objets, il y a dans la Bibliothèque du Roy, parmi les papiers de Baluze, un mémoire de Monsieur Colbert apostillé de sa main et fait pour le Roy dans le temps que la disgrâce de Monsieur Fouquet alloit éclater. Ce mémoire orneroit vostre ouvrage autant que la Dépêche de Monsieur de Louvois pour l'exécution du projet de prendre Gand, laquelle on vous a envoyée. Quand au second de nos deux objets, il faudroit tirer des lumières des anciens officiers du Parlement et des Avocats. Louis Quatorze n'a rien fait de plus important pour s'assurer l'autorité absolue à lui-même et à ses succeseurs. Quand vous traiterez cet article, Monsieur, vous n'ommettrez pas certainement de ramarquer que comme Louis Quatorze chastioit les grands en père, il n'a presque jamais été obligé à les punir en maistre. Qu'on compare le nombre des exécutions pour crime d'état, faites sous son règne avec le nombre de celles qui ont été faites sous les règnes de ses prédécesseurs. Avant que de quitter Louis Quatorze, je vous dirois encore Monsieur, que pour ôter aux louanges que vous lui donnerez tout air de flaterie, vous pourriez employer celles que lui ont données les étrangers. Vous en trouverez dans le second volume de l'Histoire de Nani, dans l'oraison funèbre de ce Prince prononcée en Italien devant l'Empereur, et surtout dans le livre de Monsieur D'Avenant intitulé Ways and Means, &c., et imprimé à Londres durant la guerre terminée par la paix de Riswik. Le passage de D'Avenant est rapporté dans les Intérêts de l'Angleterre mal entendus.
Il seroit inutile, Monsieur, de vous faire songer qu'en traitant les matières Eclésiastiques incedis per ignes gardez vous surtout de donner à entendre que vous regardez toutes ces querelles comme peu importantes. Récusez vous plutost vous même comme laique. Quant à l'homme masqué j'entendis dire lorsqu'il mourut il y a vingt ans, qu'il n'étoit qu'un domestique de M. Fouquet: si vous avez des preuves de ce fait vous ferez très bien de l'avancer. Mais si vos preuves ne sont point persuasives, mon sentiment seroit, que vous ne démasquassiez point cet homme. Ce que j'ai entendu dire sur son état ne doit pas être confié au papier. Monsieur Tiriot à qui j'en ai dit un peu plus que je ne vous en écris, m'a paru de mon sentiment.
Je m'informerai de Monsieur Hardion concernant le mémorial de Louis 14 dont vous êtes en peine et que je ne connois point. Pour M. L'Abbé de Saint Pierre il a été tellement réprimandé par sa famille au sujet de l'ouvrage dont vous me parlez qu'il n'y a point d'apparence qu'il veuille le communiquer. Au reste, Monsieur, soyez bien persuadé que je suis très sensible aux marques d'estime dont la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire est remplie, et qu'il n'y a personne à qui je rendisse avec plus de plaisir le service d'indiquer les forêts et les carrières d'où il peut tirer les matériaux de son édifice.