[c. 20 November 1772]
Monseigneur,
Oserai-je assez présumer de vos bontés, pour croire que vous aurez celle de lire ma lettre jusqu'au bout?
Je veux d'abord vous parler de deux prophéties très avérées. L'une est de Mr le Marquis D'Argenson qui fut depuis ministre des affaires étrangères. Elle vous regarde. Voicy ses propres mots tirés de son livre intitulé Considération sur le gouvernement, écrit en 1720 lorsqu'il était Intendant à Valenciennes.
'Il est étonnant qu'on ait accordé une aprobation générale au livre intitulé Testament politique du Cardinal de Richelieu, ouvrage de quelque pédant écclésiastique, et indigne du grand génie auquel on l'attribue, ne fût-ce que pour le chapitre où l'on canonise la vénalité des charges, misérable invention qui a produit tout le mal qui est a redresser aujourd'hui, et par où les moiens en sont devenus si pénibles! car il faudrait beaucoup d'argent pour rembourser seulement les principaux officiers qui nuisent le plus'.
Il est démontré par là que les esprits les mieux faits trouvaient la grande révolution que vous avez faitte aussi nécessaire que difficile.
J'ajoute une autre prédiction, c'est que les siècles à venir vous béniront.
La seconde prophétie est du Roi de Pologne, grand père de Monseigneur le Dauphin, dans son livre de la voix du citoien, ou nous serons la proie de quelque fameux conquérant, ou les puissances voisines s'accorderont à partager nos états.
Cette seconde prophétie est plus triste que la première, mais enfin toutes deux ont été accomplies.
Quant à l'heureux changement dont on vous est redevable, que j'ai désiré toute ma vie, et contre lequel je vois avec douleur l'esprit de parti s'irriter encor, je prends pour juge la postérité.
Souffrez, Monseigneur, que je vous dise un mot du tems présent, et ne me décelez pas.
L'abbé Mignot, qui vous est très attaché et qui je crois a été assez heureux pour vous bien servir, est venu passez chez moi les vacances. C'est un fier gueux. Vous connaissez sa manière de penser, mais vous ne savez pas ce que j'ai découvert malgré lui, c'est qu'il avait un intime ami beaucoup plus gueux que lui nommé Mr De La Palme, homme d'une ancienne maison, qui mourut entre ses bras il y a quelques années, et qui laissa pour tout bien un enfant à la mendicité. L'abbé Mignot s'en est chargé, et a partagé son bien avec lui par un contract. Il n'en a rien dit à personne, pas même à moi. Cette belle action fait qu'il va tous les jours à pied de sa maison à la grand-chambre, et en fiacre quand il va chez vous, de sorte que la sœur très brillante d'un ancien conseiller, femme d'un fermier général prodigieusement riche, disait en le voiant à vôtre porte, voilà de plaisants conseillers au parlement! ils vont en fiacre.
J'imagine qu'il serait bien juste que celui qui a la feuille des bénéfices sçût que mon neveu le sous-diacre fait d'assez bonnes actions, qu'il marche à pied, et que quand il est en fiacre Mesdames les fermières générales se moquent de lui.
Il est incapable de vous parler de ses petits services, de sa conduite, de son sousdiaconat et de sa crote; mais moy qui suis très indiscret, j'ai la hardiesse de vous en parler. J'ose d'ailleurs me flatter que vous protégez l'oncle et le neveu.
J'ay l'honneur d'être avec un profond respect et j'ose le dire avec un très véritable attachement,
M.