1er May 1771, à Gex
Petit fils de Tibulle et de Virgile, j’ai relu vôtre troisiéme édition avec le plus grand plaisir.
Je vous en remercie. Quand je vis la première édition je dis, cet ouvrage durera; et quand j’ai vu les impertinences de Clément et de Le Brun j’ai dit, cet ouvrage périra bientôt. Mes prédictions, Dieu mercy, s’accomplissent.
Quoi que le nombre des connaisseurs et des vrais amateurs soit très petit, cependant ce petit nombre gouverne insensiblement le grand. On a beau aplaudir des pièces barbares en vers barbares, tout celà tombe à la fin au fond du fleuve d’oubli, et la postérité ne fera pas grande différence entre les pièces de Pelegrin et Catilina imprimé au Louvre. Il n’y a que les vers bien faits qui triomphent du tems. J’en ai un grand éxemple sous les yeux. La petite nièce de Corneille lit très volontiers les pièces de Racine, et n’a jamais pu achever la lecture d’une Tragédie de son grand oncle.
Dans quelques années on ne lira plus les remontrances des parlements dont nous avons été inondés. Toutes les brochures pour et contre seront des toiles d’araignée; mais on réimprimera Boileau et Lafontaine. Nous avons je crois cent volumes de l’académie des sciences dans lesquels je ne crois pas qu’il y ait quatre vérités de nôtre crû. Nous avons plus de trente volumes de l’académie des inscriptions, et je ne crois pas qu’il y ait dix mémoires véritablement instructifs, quoi qu’ils soient très aisés à faire. On compile compile compile, on critique critique critique, mais de génie, point, ou dumoins fort peu.
Vous qui avez du génie aiez la bonté d’aimer toujours un peu le vieux malade aveugle de Ferney qui est enchanté de vous.
V.