1765-10-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'adresse cette Lettre en droiture à celui de mes anges qui va à Fontainebleau, et à tous les deux, s'ils y vont tout deux.
Je leur certifie d'abord que j'ai fait mettre à la poste de Lyon l'Adélaïde dont Roscius Le Kaïn paraissait si pressé. Cette voie lui épargnera tout juste la moitié des frais. La petite préface est jointe à la pièce corrigée. On a tâché de suivre en tout les idées des anges; et il est à souhaitter qu'on joue la pièce à Fontainebleau, conformément à cette Leçon.

Dieu merci, le petit ex-jesuite a du temps pour faire batre Auguste et Julie à coups de langue, pour qu'ils se donnent chacun leur reste de quatrain en quatrain, et de vers en vers, si faire se peut. Mais il faut être inspiré pour celà, on ne se donne pas l'inspiration. Nous avons une édition in 4. à conduire, et tous nos ouvrages à corriger afin de ne pas mourir intestat. Cette besogne absorbe le temps, fatigue l'âme et lui ôte tout son entousiasme.

Je suis toujours à vos pieds pour mes dixmes, et quelque chose qui arrive je ne sens que l'obligation que je vous aurai. C'en est une très grande de vous devoir l'amitié de Mr Henin. Il trouvera les affaires un peu brouillées, et de toutes les brouilleries c'est sans doute la moins intéressante; car il importe fort peu pour la France que Genêve soit aristocratique ou Démocratique. Je vous avoue que je penche àprésent assez pour la Démocratie, malgré mes anciens principes, parce qu'il me semble que les magnates ont eu tort dans plusieurs points; un de ces torts des plus inexcusables, est l'affaire de l'impératrice de Russie. Les magnates avec qui je me trouve lié pour mes dixmes, ont depuis quelque temps des façons que la République romaine aurait avouées; elle n'a pas rendu le moindre petit honneur à mr le Duc De Randan, gouverneur de la province voisine, qui est venu voir Genêve avec vingt officiers du Régiment du Roi. Les vingt cinq du petit conseil se sont avisés prendre le tître de nôbles seigneurs, la tête leur a tourné comme à mr De Pompignan. Cependant, toute la fortune de Genêve consiste dans l'argent qu'elle a tiré de la France en faisant la contrebande, en contrefaisant le sceau de la compagnie des Indes, et en faisant parfois de la fausse monoye. Un de leur grands gains a été de prendre des rentes viagères, et de les mettre sous un nom de batême commun à toute une famille, de sorte que cinq ou six personnes ont jouï l'une après l'autre de la même rente. Mr le Controlleur général a été obligé de les forcer à raporter leurs extraits batistaires et leurs signatures.

Quand je vous dirai que cette petite ville a, par tous ces moiens, acquis quatre millions de rente sur la France, vous serez bien étonnés, mais le ministre des finances est très instruit de toutes ces vérités; et il ne serait pas mal que le ministre des affaires étrangères en fût instruit aussi; mais Dieu nous préserve que ce digne ministre prenne la résolution dont je vous parlais dans ma dernière Lettre, j'en serais si fâché que je ne veux point le croire.

Je suis encor persuadé que dans les païs étrangers on fait Monseigneur le Dauphin beaucoup plus malade qu'il ne l'est. Vous savez à quel point la renommée est éxagératrice.

Pour les querelles du parlement et du Clergé, je pense bien qu'on n'exagère pas, et j'espère que