1764-06-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Je crois, mes divins anges, toutes réflexions faittes, qu'il faut que le Roy de Pologne se contente du paquet qui est chez Mr Delaleu depuis plus d'un mois, et qu'il fasse comme le Roy son gendre, et moi chétif; car s'il prend ses 25 éxemplaires il n'en restera plus pour ceux à qui j'en destinais.
C'est une négociation que vous pouvez très bien faire avec mr Dehullin, qui est sans doute un ministre conciliant.

Je vous conjure, mes divins anges, de recommander le plus profond secrêt à mesrs de la gazette littéraire. Je ne fais pas grand cas des vers de Pétrarque, c'est le génie le plus fécond du monde dans l'art de dire toujours la même chose, mais ce n'est pas à moi à renverser de sa niche le saint de l'abbé Desades.

S'il fait d'aussi grandes chaleurs à Paris que dans ma grande vallée entre les alpes, la glace de nos roués sera de saison. Le temps n'est pas trop favorable pour une pièce nouvelle; mais vous savez que vous êtes les maîtres de tout. Je conseille toujours aux acteurs de s'habiller de gaze. L'ex-jesuite, qui m'est venu voir, comme vous savez, m'a prié de vous engager à faire une correction importante, c'est de mettre, je me meurs, aulieu de je succombe. Je lui ai dit que l'un était aussi plat que l'autre, et que tout celà était très indifférent. C'est au 2e acte, c'est Julie qui parle à Fulvie.

A peine devant vous je puis me reconnaître,
Je me meurs.

Ce je me meurs est en effet plus suportable que je succombe, et sert mieux la déclamation. De plus, il y a un autre succombe dans la même scène, et il ne faut pas succomber deux fois. L'auteur poura bien succomber lui même, mais j'espère qu'on n'en saura rien.

Grandval grassaie t-il dans la pièce? à qui donnez vous Octave?

Notez s'il vous plaît qu'au troisième acte dans la scène entre Julie et Octave, il y a

Disposez de la main d'un des maîtres du monde.

Je prie Octave dire

Disposez de la foy d'un des maîtres du monde.

Voylà deux terribles corrections.

Il m'en vient d'autres encor dans la tête en vous écrivant: voylà une plaisante lettre: je dicte, je corrige des vers, j'écris quatre lignes, et puis des vers encore. Les gens de mon métier sont drôles.

Tenez donc mes divins anges, voicy d'amples changements qui me paraissent fort raisonables. N'est il pas vrai que Pompée en arrivant sur le téâtre au troisième acte ne parlait pas assez de Julie? Il l'a perdue, il la cherche et il ne parle que de Caton et de Ciceron. Ce n'est pas là un véritable amant comme dit Pierre. Vous verrez donc comme j'ay rapièceté ce petit morceau.

Vraiment mes anges il faut confier à beaucoup de bavards, que je fais Pierre le cruel, et qu'elle sera prête pour le commencement de l'hiver. Rien ne sera plus propre à dérouter les curieux qui parlent des rouez et qui les attribuent déjà à Helvetius, à Saurin. Il faut les empécher de venir jusqu'à nous.

Dites moy un mot je vous prie de ces rouez et recommandez bien au fidèle le Kain d'empêcher qu'on n'étrique l'étoffe, qu'on ne la coupe, qu'on ne la recouse avec des vers welches. Il en résulte des choses abominables, un Gui du Chene achette le manuscrit mutilé écrit à la diable, et on est déshonoré dans la postérité, si postérité y a. Cela déssèche le sang et abrège les jours d'un pauvre homme. Quoy qu'il en soite je baise le bout de vos ailes avec respect et tendresse.

V.