à Paris ce 1 aoust 1739
J'ay eü l'honneur Monsieur de répondre à made du Chastelet hier.
Nous avions crû effectivement vos deux suisses et moy que c'étoit par obmission que vous ne leur aviez pas remis le manuscrit, mais je vois que c'est par prudence puisque je le reçois avec votre lettre du 22 par l. Moussinot. Je n'ay pas été si prudent peut être sur la dernière lettre que j'ay eü l'honneur de vous écrire par la poste. Je voudrais sçavoir que vous l'avez receüe. Il y a environ 10 jours que je vous l'ay écritte. Je l'ay adressée rüe de la Grosse [?Tour] à l'hôtel de l'Impératrice. Je voys par ce que m'ont dit les suisses que c'est un solécisme en fait de Bruxelles, que vous avez délogé, et on m'a dépeint votre logis de la r. de la Grosse [?Tour] comme si j'y étois. Vous êstes auprès du rempart mais vous êstes un peu loing du beau monde, dit on. Si ma lettre a été à l'hotel de l'Impératrice peut être l'hôtesse envieuse l'aura t'elle gardée. Envoyez y. Je vous y parlais d'une conversation avec Deont, avec m. Heraut, et je croys aussi avec le prt de Mesnieres avec qui j'ay parlé depuis peu de l. Desfontaines et nous avons toujours conclû qu'il le tiendroit en repos et que votre satisfaction étoît pleinière (vû le tems où nous sommes). Ainsy tenez vous joyeux et gras si cela se peut. C'est tout mon vœu. Je vous parlois aussy dans ma lettre il me semble de mes affaires de Portugal qui ont si bien tourné qu'il m'en coutte assez gros de mon argent, et de ma peine, que je vous reste icy et que personne ne m'a donné tort, car effectivement je ne l'avois pas et on m'a arraché à ce service éloigné où j'allois de grand cœur. Mais enfin n'y pensons plus. Je ne sçays qui sera mon successeur. J'ay beaucoup de fripperies à revendre, et cela me donne occupation pro causâ miserabili. Voilà ma broüillerie dispa[rue] et d'Anglet[erre] qui auroit gasté ma mission. J'ay eü ce matin visite d'un homme qui va devers vous [comme] résident de France à Bruxelles. Il se nomme m. Dagieux. Je vous prie de luy faire bonne mine. Il est de mes amis, et si vous vous donnez la peine de percer à travers d'un air d'infanterie de garnison et de quelque embarras avec le grand monde, vous luy trouverez du sens et même souvent un grand sens en affaires. On en choisit de plus mauvais.
Mon correspondant pour les pièces fugitives de M. de Voltaire me fournit toujours quelque chose de nouveau pour moy. Je le range en bon ordre dans le portefeüil et il me prend envie de vous en envoyer la table un de ces jours. J'y ay donné pour ordre celui de dattes, que j'ay mise sur chaque pièce comme j'ay imaginé d'y attribuer le tems de leur composition. On m'a donné l'autre jour une pièce en prose intitulée le Suicide, et une conversation avec un chinois lettré sur l'hist. universelle de Bossüet, et une pièce en vers qui est la deffense du mondain. J'ay crû reconnoistre l'auteur et cela m'a suffit pour les aimer. J'ay oüi parler ces jours cy de la brochure de Prault. J'ay compté de l'avoir, comme je fais en pareille cas, la première fois que je passeray au bout du Pont neuf. J'y étois quand vous fistes ces pièces. Vous demeuriez devant l'orme St Gervais, nous vous allions voire avec le Petit Pallû, vous nous en lûtes les principaux articles, et je fus alors fasché de l'épigramme véritable qui dit qu'on vous préféra la Serre. Je suis assez confondu de trouver que gens à qui je m'intéresse sont coupables d'une telle infamie. Il y auroit cependant à repliquer, non sur le fait mais sur ses causes. Vous me mandez une chose bien incompréhensible de m. de Richelieu. Comment inspire t'il de telles pièces? Mais vous justifiez le siècle en concluant que la cour s'y est finalement fort ennuyée.
Je me sçays bon gré d'avoir rencontré votre goût et en vérité je suis transporté que votre goût soit pour d'aussy importantes véritez dans la recherche du bonheur des hommes. Ornez les comme vous sçavez si bien faire de votre diction et de votre lyre. Je vous offre quelques matériaux de tems en tems et si jamais je devenois propre à autre chose qu'aux conseils et aux vœux, j'aimerois à être si bien soutenû, encouragé et inspiré.
L'anecdote des rentes sur la ville augmentées mais non inventées par un autre que par Colbert et en dépit de luy m'a été ditte par un ancien de la cour ou du conseil, il y a longtems. Je croys que c'est par M. de Caumartin ou par M. de Noirmoutiers. Louis 14 ne consultoit que Colbert d'hommes, mais il pût consulter la paresse qui luy suggéra de plumer la poulle sans la faire tant crier, et il y trouva son compte en empruntant plus tost qu'en imposant. Avez vous lû depuis peu le livre de m. du Taut qui refutte Mallon? Il croyt avoir fait la plus belle découverte du monde en donnant pour règle unique du bien ou du mal de l'état le change étranger haut ou bas. Belle découverte! Que fait à cela le nombre de chiffres pourvû que le prix de l'argent réponde à la valeur de la marchandise? Je loüe encore à Lisbonne un palais des plus jolis qui me coûte un million de reys. Cela ne passe guerre 5500lt. Quand le change va le plus mal, un médiocre hôtel me coûteroit davantage au fauxb. S. Germ. Ne se lassera t'on jamais en finance de prendre l'effect pour la cause? Les thermomètres ou baromêtres nous donnent ils des tems plus favorables? De belles spéculations sur la circulation et sur la confiance me paroissent de la même espèce. Voilà cependant un livre fort estimé, ou tout roûlle sur cette platte découverte. L'autheur l'a crû si bonne qu'il l'a soutenûe de calculs immenses sur les changes et sur leur variété, et le lecteur l'étudie pour l'admirer et le vante pour se faire admirer luy mêsme.
Certainement la France a dû se dépeup ler depuis le livre de M. de Vauban, on ne s'est pas donné la peine d'en faire le dénombrement, police dont les romains étoient si curieux que leurs censeurs de nombreurs étoient aussy craints que le destin l'étoit des dieux. Mais enfin de quoy serviroit il de le sçavoir si on n'en travaille pas mieux pour cela à ce qui le voudroit peuplé et heureux? La conclusion de cecy doit nous être de peupler sans compter mais je croys que vous et moy nous serions de mauvais citoyens à cet égard. Adieu Monsieur, comptez je vous prie sur tous les sentiments que je vous ay voüés.
J'ay vu dans la gazette que vous avez donné une belle fêste avec des fusées.