à Colmar 5 may [1754]
Il y a une caisse d'arrivée à Strasbourg.
Je présume que c'est la caisse que vous avez farcie de linge de table. Vous avez imaginé ma chère enfant que j'étais un gros réjoui qui tenais table avec la trouppe joyeuse de Colmar. Vous ne m'avez pas cru aparemment, quand je vous ay dit qu'il y a bientôt sept mois que je passe ma vie en robe de chambre, que je ne mange point de viande, et que je ne suis sorti qu'une seule fois pour faire mes pâques. Avec du jeûne et des sacrements, je ne conçois pas comment il y a de méchantes gens qui ne me regardent pas comme un bon crétien. Je les défie, quand ils seront malades, de supporter leurs maux avec plus de résignation que moy. Nous nous laverons donc ensemble dedans et dehors à Plombieres! J'attends avec impatience le commencement de juin. Il me sera impossible de me remuer avant ce temps là. Vous devez avoir reçu un exemplaire complet des annales de L'Empire, que je mis il y a quelque temps dans un paquet à mr Bouret. J'ignore comment se porte Monsieur Dargenson. Je luy souhaitte la santé dont il a besoin. Je vous recommande Lambert pour une édition in 8. de la Henriade. Je soupçonne qu'il travaille à celles des annales. Je vous prie de m'en dire des nouvelles. L'Electeur palatin m'a mande qu'il était très content de cet ouvrage. C'est baucoup de contenter un prince de L'empire en parlant de l'empire. Il n'est pas si aisé de satisfaire des évêques en parlant de l'église. Cette maudite histoire prétendue universelle devient un fardeau bien lourd. Me voylà dans la nécessité absolue de me consacrer à ce travail pénible pour réparer le tort que l'insolence indiscrète de Jean Néaume m'a faitte. Cette occupation aussi laborieuse que nécessaire ne s'accorde guères ny avec mes projets de voiage, ny avec ma mauvaise santé. Il faut cependant subir sa destinée, et choisir quelque endroit où il y ait une belle bibliotèque. Je ne laisse pas d'avoir icy des livres, mais il s'en faut bien que j'aye la dixième partie de ceux qui me sont nécessaires. Je suis condamné comme les israélites à fournir de la brique sans avoir de paille. Je suis traversé dans tous mes desseins, mais je ne me décourage sur rien. Je travaille sans relâche autant que mes forces me le peuvent permettre. Je regarderay Plombieres comme la récompense de tous mes travaux. Comment va votre mal de côté? Votre frère est il toujours en Bretagne? Vous ne me dites plus rien de votre sœur. Elle ne m'a écrit que pendant votre maladie et puis elle m'a planté là. Je luy sis bon gré d'avoir toujours quelque chose de meilleur à faire. Adieu ma chère enfant, je vous embrasse tendrement.
V.
J'apprends qu'il y a encor de la neige dans les montagnes de Plombieres.