à Ferney 14e xbre 1775
Je n'ai point encor eu un plus beau sujet d'écrire à nôtre protectrice.
C'était mardy, douzième du mois, que je devais lui mander nôtre triomphe sur ceux qui s'oposaient au salut du païs, et qui avaient mis des prêtres dans leur parti. Mon âme commanda à mon corps de la suivre aux Etats. J'allai à Gex tout malingre et tout misérable que j'étais. Je parlai, quoi que ma voix fut entièrement éteinte. Je proposai au clergé d'accepter la Bulle Unigenitus de M: Turgot, c'est à dire la taxe de Trente mille Livres, purement et simplement, avec une reconnaissance respectueuse. Tout fut fait, tout fut écrit comme je le voulais. Mille habitans du païs étaient dans les environs aux écoutes, et soupiraient après ce moment comme après leur salut malgré les trente mille livres. Ce fut un cri de joie dans toute la province. On mit des Cocardes à nos chevaux, on jetta des feuilles de laurier dans nôtre carosse. Nos dragons accoururent en bel uniforme, l'épée à la main. On s'enivra par tout à vôtre santé, à celle de Mr Turgot et de Mr De Trudaine. On tira nos canons de poche toute la journée.
Je devais donc, Madame, vous écrire tout celà le mardi; mais il fallut travailler à mille détails attachés à la grande opération. Il fallut envoier des paquets à Paris. J'étais excèdé, et je m'endormis. Ma Lettre ne partira donc que demain vendredy 15e du mois, et vous verrez par cette Lettre qu'il n'y a point de joie pure dans ce monde, car pendant que nous passions doucement nôtre tems à remercier Monsieur Turgot, et que toute la province était occupée à boire, les pandoures de la ferme générale, qui ne doivent finir la campagne qu'ua 1er Janvier, avaient des ordres secrets de nous saccager. Ils marchaient par troupes au nombre de cinquante, arrêtaient toutes les voitures, fouillaient dans toutes les poches, forçaient toutes les maisons, y fesaient le dégât au nom du Roi et obligeaient tous les païsans à se racheter pour de l'argent. Je ne conçois pas comment on n'a point sonné le tocsin contre eux dans tous les villages, et comment on ne les a pas exterminés. Il est bien étrange que la ferme générale n'aiant plus que quinze jours pour tenir leurs troupes chez nous en quartier d'hiver, ait pu leur permettre et même leur ordonner des éxcez si punissables. Les honnêtes gens ont été très sages, et ont soutenu le peuple qui voulait se jeter sur ces brigands comme sur des loups enragés.
Puisse Monsieur Turgot nous délivrer de ces monstres pour nos étrennes, comme il nous l'a promis!
Le palais Dauphin est bien loin d'être couvert. Mr Racle nous avait flattés qu'il le serait au 1er 9bre, mais tout s'est borné à des préparatifs, et à piquer à coups de marteau de grandes pierres de roche, qui à mon gré ne conviennent point du tout à une maison de campagne. Il en a fini entièrement une pour lui, qui contient de grands magasins, et des apartements commodes, et qui coûte quatre fois moins. Tout le monde est persuadé que nôtre petit païs va s'enrichir et se peupler. On s'empresse en éffet à me demander des maisons à toute heure, mais je ne bâtis pas comme Amphion, et je n'ai plus de lyre. Tout va bientôt me manquer, mais j'aurai aumoins achevé à peu près mon ouvrage, et je mourrai avec la consolation d'avoir été encouragé par vous.
Permettez moi, Madame, de présenter mon respect à Monsieur Vôtre frère, et agréez l'attachement inviolable de vôtre protègé V., qui est à vous jusqu'à son dernier soupir.