1775-12-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Il se pourait faire, nôtre respectable et chère protectrice, qu'il y eût actuellement par les chemins, une lettre de vous, et même une de Monsieur le Marquis de La Tour Du Pin, à qui j'écrivis il y a quinze jours pour le remercier de vos bontés et des siennes, et pour obtenir une permission autentique de me chauffer dans son gouvernement.
Vous connaissez le fort l'écluse; ce n'est pas la plus importante citadelle du roiaume, mais elle est pour moi en païs ennemi, et le major de la place ne laisse pas passer une bûche de bois sans un ordre exprès du commandant de la province. Je me flatte que Monsieur le commandant aime trop Madame sa sœur pour souffrir que son protègé qui n'a que la peau sur les os meure de froid aux fêtes de Noël à l'extrémité du roiaume de France.

Vous remarquerez s'il vous plait, Madame, que nos postes sont tellement arrangées dans vôtre Colonie qu'il faut toujours vous faire réponse avant d'avoir reçu vôtre Lettre. Le courier qui s'en va de chez nous, part à neuf heures du matin, et le courier qui vient de chez vous n'arrive qu'à onze heures. Celà n'est pas trop bien entendu, mais celà est au nombre des cent mille petits abus trop légers pour être réformés.

Je vous écris donc, Madame, à neuf heures du matin le 20 décembre, en attendant que vers le midy j'aie la consolation de voir un peu vôtre petit écriture.

Racle a de très beaux magazins dans lesquels il y a de très belle fayance. Nous avons réparé tous les désastres que les ouragans et les inondations avaient causés; mais pour château Dauphin il a été entièrement négligé, je crois vous l'avoir déjà mandé; ainsi je conseille à nôtre chère commandante, quand elle viendra honorer sa Colonie de sa présence de ne point déscendre à château Dauphin où elle ne trouverait que des pierres qui ne sont pas encor les unes sur les autres, mais il y a encor bien loin de la fin de Décembre aux beaux jours où nôtre commandante poura venir visiter son païs. Elle aura le tems de faire donner par le clergé qu'elle gouverne, un bon bénéfice à ce grand garçon de Varicourt, qui est un des plus beaux prêtres du roiaume, et un des plus pauvres. Elle aura accommodé les difficiles affaires de Mr de Crassy; elle aura arrangé celles de dix ou douze familles; elle aura rapatrié Mr De Richelieu avec Made de st Vincent, plutôt que de venir dans nôtre misérable climat. Il faut me résoudre à passer mon hiver dans les regrets. Je n'ai pas encor le plaisir d'être délivré des pandoures de messieurs les fermiers généraux. Leur armée est encor à nos portes; je ne peux pas dire

Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains,

et je ne sais quand mes derniers regards seront consolés par vôtre présence.