1776-01-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Frédéric Gabriel Christin.

Plus je réfléchis, mon cher ami, sur le procez que vous voulez intenter au conseil contre le chapître de st Claude, ou plutôt contre le parlement de Bezançon, plus je redoute un mauvais succez.
Vous sentez bien que vos adversaires seront toujours bien reçus à dire, nous avons jugé selon les formes que le conseil du Roi nous a prescrites, suivant les papiers terriers, suivant les signatures, et les aveus de vingt quatre députés de tout un peuple, suivants les mesures prises sur les lieux par des experts, suivant toutes les loix du roiaume, suivant nôtre conscience. Alors, mon cher ami, le joug sera apesanti pour jamais; et on vous fera passer pour un séditieux qui aura fait révolter les vasseaux contre des maîtres légitimes.

Il n'en est pas de cette affaire comme des franchises que nous venons d'obtenir pour le païs de Gex. Ces franchises ne consistent qu'à paier au Roi directement un peux moins qu'on ne paiait à ses fermiers. Cet arrangement a été fait par conciliation. C'est un essai que fait Mr le controlleur général; et je puis encor vous assurer que ce n'est pas sans beaucoup de peine que nous avons obtenu cette liberté si précieuse.

Si vôtre dessein est seulement d'amuser vôtre cruel chapître, et de lui donner le change, en lui fesant craindre un procez que vous ne poursuivrez pas, je trouve cette ruse de guerre très bonne. On prendra ce tems pour demander à M: De Malsherbes et à M: Turgot leur protection en faveur de la liberté publique. Je suis persuadé que M: le garde des Sceaux pensera comme eux, et tout ce que j'aprends du caractère du roi me fait espérer que Louis 16 ira encor plus loin que Louis dix. Ceci n'est pas l'affaire d'un jour. Je prévois même qu'on aura beaucoup d'obstacles à surmonter. Il ne faudra pas même se flatter qu'une si grande entreprise puisse être secrette. Mais si une fois M: de Malsherbes et Mr Turgot prennent à coeur cette révolution, qui rendra leurs noms éternellement chers à la France, je suis certain du succez.

Voilà mon cher philosophe quelles sont mes idées. Il me parait qu'elles ne diffèrent pas des vôtres. Je suis prêt de mettre la main à lœuvre, et d'attacher le grelot, dès que le moment sera convenable.

J'attends l'enrégistrement de nos franchises au parlement de Bourgogne, persuadé qu'il ne faut courir ni deux Lièvres, ni deux franchises à la fois.

Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher ami. J'espère que nôtre grande affaire commencera avec le printems.

V.