1er 8bre 1775
Je reçois, mon cher ami, vôtre Lettre du 28 7bre et celle de Versailles.
J'admire vôtre courage, et celui de vos clients. Je pense comme Mr Campi; mais je vous avoue que je ne suis pas aussi intrépide que lui. Il croit que si vous en appellez au conseil on ordonnerait que le parlement de Bezançon rendit compte des motifs de son arrêt, et fit voir qu'il a jugé sur les tîtres en conformité des ordres du roi. Mais qui pourait empêcher alors le parlement de dire, Nous avons jugé sur ces tîtres mêmes. On nous a produit vingt reconnaissances de mortaillables; nous avons vu les signatures de vingt députés des communautés? Les juges paraîtraient avoir décidé très équitablement, et avoir accompli les ordres du conseil à la Lettre.
Il faudrait alors disputer la validité de ces signatures, et ce serait un nouvel abîme dans lequel vous vous plongeriez. Les juges devenus vos parties vous traitteraient avec la plus grande rigueur. Vous appesantiriez toutes vos chaines aulieu de les briser. Voilà ce que je crains.
Je suis très persuadé qu'il n'y a que Mr De Malsherbes et Mr Turgot capables de seconder vos vues généreuses. Ils ont des amis dignes d'eux qui leur représenteront l'horreur de la servitude où l'on gémit encor dans un païs qu'on nomme libre. Mr De Malzherbes sera animé par l'éxemple de son grand oncle le président de Lamoignon. Mr Turgot le secondera avec toute la noblesse et la fermeté de son âme; Louis 16 se fera un devoir d'imiter St Louis; c'est ce que j'espère, et c'est ce qu'il faut tenter. Nous y travaillerons très vivement, et nous aurons pour nous tout Paris sans exception. Celà vaut mieux que d'avoir contre nous tout Bezançon, en nous présentant sous la triste forme de gens qui plaident contre leurs juges.
Laissez moi rendre la liberté au petit païs de Gex avant d'oser tenter de la rendre aux deux Bourgognes. On nous mande de Paris que l'affaire de Gex est consommée, et que nous aurons dans peu les ordres du Roi. L'espérance est toujours accompagnée de crainte. Je tremble encor des difficultés que les soixante autres rois de France pouront nous faire. Mais enfin, soiez sûr que si nous réussissons dans cette petite affaire, nous entamerons sur le champ la grande. Tout nous assure du succès avec des ministres tels que Messrs Turgot et de Malzherbes, et avec un roi équitable, tel que nous avons le bonheur de l'avoir. Nous engagerons d'abord les amis des ministres à leur parler avec la plus grande force en faveur de l'humanité. Je vous prierai de venir faire un tour à Ferney, et nous rédigerons ensemble un mémoire.
Vous pourez cependant lier une espèce d'instance au Conseil, au nom des mainmortables condamnés au parlement de Bezançon. Cette instance qui ne sera point suivie servira seulement de préparation au grand édit du Roi qui doit déclarer que ses sujets n'apartiennent qu'à lui, et ne sont point esclaves des moines. En un mot, tout nous est favorable. L'exemple de la Sardaigne, à qui la France vient de s'unir par trois mariages, les sentiments de Mr De Malzherbes et de Mr Turgot, l'équité et la magnanimité du Roi. Je ne crois pas que nous puissions jamais être dans des circonstances plus heureuses.
Consolons nous, mon cher ami, et espérons.
Nous avons eu à Ferney Mademoiselle vôtre Sœur et Made Morel. Nous nous flattons que Made Morel viendra au printems habiter la ville de Ferney, si elle est libre; c'est une femme qui a autant de courage que vous. Je vous embrasse très tendrement, mon cher ami.
V.
Vous souvenez vous, mon cher ami, du nom de celui qui vous manda de Bar, il y a quelques années, l'avanture du nommé Martin, qu'on s'avisa de rouer sur quelques indices qui sont souvent trompeurs? lequel Martin fut quelques jours après reconnu innocent? Vous souviendriez vous du nom du baillage Lorrain où se fit cette éxécution, et de la date de cette affaire? Savez vous où est actuellement celui qui vous en donna des nouvelles? Il y a un conseiller au parlement de Paris, que vous connaissez, et qui vous aime, parce qu'il aime la vérité, et la justice; il veut s'informer de tout ce qui concerne ce pauvre Martin, et rendre, s'il se peut, service à sa malheureuse famille. Ne négligeons pas cette occasion, en attendant que nous puissions servir vos mainmortes.
V.