1771-11-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, il y a des tems dures à passer dans la vie.
Je suis dans une de ces époques, et mon roiaume n’a jamais été de ce monde. Je compte pourtant vous envoier tout ce que vous avez bien voulu commander à nôtre fabrique. Je vous promets de ne point brûler la petite Lettre du 2 9bre contenant vos instructions.

Je ne puis vous envoier le petit écrit que je fis l’année passée en faveur des esclaves de st Claude, je n’en ai plus d’éxemplaire, je n’en retrouve plus; c’était un petit préliminaire assez vague et qui ne servirait de rien à celui qui voudrait raporter l’affaire. C’était la voix qui criait dans le désert: préparez les chemins pour Christ ou pour Christin.

Je sais que plusieurs personnes puissantes qui ont des mainmortables et qui craignent un règlement sur cet abus, solicitent vivement contre nous. Ces personnes ne savent pas qu’il y aurait à gagner pour elles si on suprimait la mainmorte en France comme elle est suprimée depuis peu en Savoye. Leur cupidité les trompe. D’ailleurs leur situation n’est point du tout celle de st Claude. Ces seigneurs ont des tîtres, et les chanoines de st Claude n’en ont point. Nous ne plaidons que contre des moines usurpateurs et des moines faussaires. Je vais répondre à Mr l’abbé De Vernet qui daigne être mon historien. Il est plaisant, à la vérité, qu’on fasse l’histoire d’un homme de son vivant, mais je pense que je pourai esquiver ce ridicule et que je serai mort avant qu’il ait rassemblé ses matériaux, car ma santé est horriblement délabrée. Cette mauvaise santé, les neiges qui vont m’engloutir, les fluxions sur les yeux qui recommencent, et les embaras horribles qui sont des suittes inévitables de la fondation de ma colonie, ont fait un peu de tort aux vers alexandrins du neveu de mr Lantin, et de l’autre jeune homme. La poësie s’accorde mal avec les tribulations.

Vous me direz que j’ai pourtant toujours aimé ce maudit métier au milieu des épines. Cela est vrai, mais à la fin on succombe. Que ne puis-je succomber à la tentation de venir vous embrasser et vous renouveller les plus tendres sentiments dont un cœur ait jamais été pénétré!

V.