1770-10-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul.

Madame,

Je venais de vous écrire lorsque j’ai reçu le paquet dont vous m’honorez du 1er 8bre.
Tout ce paquet n’est plein que de vos bontés, mais vôtre Lettre surtout m’a enchanté. J’y vois la sensibilité de vôtre coeur et l’étendue de vos lumières.

Permettez moi encor un mot sur les esclaves des moines pour qui vous avez de la compassion, sur Catau qui vous cause toujours quelque indignation, et sur Dieu qui nous laisse tous dans le doute et dans l’ignorance. Il y aurait là de quoi faire trois volumes, et j’espére que vous n’aurez pas trois pages — à grands seigneurs peu de paroles, et à bons esprits encor moins.

Je veux bien que les Comtois appellés francs soient esclaves des moines si les moines ont des tîtres, mais si ces moines n’en ont point, et si les hommes pour qui je plaide en ont ces hommes doivent être traittez comme les autres sujets du Roi. Nulle servitude sans tître, c’est la jurisprudence du parlement de Paris. La même affaire a été jugée il y a dix ans à la grand’ chambre contre les mêmes chanoines de st Claude au raport de mr Seguier qui me l’a dit chez moi en allant en Languedoc. Je vous suplie de vouloir bien lire cette anecdote au généreux mari de la généreuse grand-maman.

Pour Catherine je vous renvoie, Madame, à l’histoire Turque, et je vous laisse décider si les sultans n’ont pas fait cent fois pis. Demandez surtout à Mr L’abbé Barthelemi si la langue grecque n’est pas préférable à la langue Turque.

A l’égard de Dieu, je vous assure que rien n’est plus nouveau que le systême des anguilles par lequel on croit prouver que de la farine aigrie peut former de l’intelligence. Spinosa ne pensait pas ainsi, il admet l’intelligence et la matière, et son livre est supérieur à celui dont Mr Seguier a fait l’analise, comme le siècle de Louis 14 est supérieur au nôtre, et comme le mari de la grand-maman est supérieur à….

Me voilà plongé, Madame, dans les affaires de ce monde, lorsque je suis prêt de le quitter. J’ai voulu faire une niche à mon neveu Lahouliere, et je me suis adressé à vôtre belle âme pour en venir à bout. Il n’en sait rien. Si je pouvais obtenir ce que je vous demande, si Monsieur le Duc pouvait vous remettre le brevet, si vous pouviez me l’adresser contresigné, si je pouvais l’envoier par Lyon et Toulouse, qui sont sur la route de Perpignan, si je pouvais étonner un homme qui ne s’attend point à cette aubeine, ce serait assurément une très bonne plaisanterie. Elle serait très digne de vous, et je vous devrais le bonheur de la fin de ma vie.

Il y a encor un article sur lequel je dois vous ouvrir mon cœur, c’est que je ne demanderai rien pour le païs de Gex à celui qui m’a ôté les moiens d’y faire un peu de bien; je n’aime à demander qu’à certaines âmes élevées.

Les sœurs de la charité prient Dieu pour vous, elles sont comblées de vos grâces ainsi que les capucins. Vous aurés de tous côtés des protections en paradis. Mais comme vous êtes faitte pour avoir des amis par tout, je vous suplie madame de compter sur moi et sur mon neveu en enfer.

Je me mets aux pieds de ma protectrice pour les quatre jours que j’ai à végéter dans ce bas monde, je la prie toujours d’agréer le profond respect et la reconnaissance du vieil hermite.