à Ferney 26 auguste 1768
Je vous attends au mois de septembre, mon cher Marquis.
Vous êtes assez philosophe pour venir partager ma solitude. Ferney est tout juste dans le chemin de Nanci. En attendant il faut que je vous fasse mon compliment de ce que vous n'êtes point athée. Votre devancier le Marquis de Vauvenargue ne l'était pas; et quoi qu'en disent quelques savans de nos jours, on peut être très bon philosophe et croire en Dieu. Les athées n'ont jamais répondu à cette difficulté, qu'un horloge prouve un horloger; et Spinosa lui-même admet une intelligence qui préside à l'univers. Il est du sentiment de Virgile:
Quand on a les poëtes pour soi on est bien fort. Voyez La Fontaine quand il parle de l'enfant que fit une religieuse; il dit:
Je viens de lire un nouveau livre de l' Existence de Dieu par un Bullet, doyen de l'université de Besançon. Ce doyen est savant et marche sur les traces des Swamerdam, des Nieuventit et des Dheram; mais c'est un vieux soldat à qui il prend des terreurs paniques. Il est tout épouvanté du grand argument des athées: qu'en jettant d'un cornet les lettres de l'alphabet le hazard peut amener l'Enéide dans un certain nombre de coups donné. Pour amener le premier mot arma il ne faut que vingt quatre jets; et pour amener arma virumque, il n'en faut que cent vingt millions: c'est une bagatelle, et dans un nombre innombrable de milliards de siècles on pourrait à la fin trouver son compte dans un nombre innombrable de hazard; donc dans un nombre innombrable de siècles il y a l'unité contre un nombre innombrable de chiffres que le monde a pu se former tout seul.
Je ne vois pas dans cet argument ce qui a pu accabler Mr. Bullet; il n'avait qu'à réprondre sans s'effrayer: il y a un nombre innombrable de probabilités qu'il existe un Dieu formateur, et vous n'avez, Messieurs, tout au plus que l'unité pour vous: jugez donc si la chance n'est pas pour moi.
De plus la machine du monde est quelque chose de beaucoup plus compliqué que l'Enéide. Deux Enéides ensemble n'en feront pas une troisième, aulieu que deux créatures animées font une troisième créature laquelle en fait à son tour: ce qui augmente prodigieusement l'avantage du pari.
Croiriez vous bien qu'un Jésuite irlandais a fourni en dernier lieu des armes à la philosophie athéistique en prétendant que les animaux se formaient tout seuls? C'est ce Jesuite Nédham déguisé en séculier qui se croyant chimiste et servateur s'imagina avoir produit des anguilles avec de la farine et du jus de mouton. Il poussa même l'illusion jusqu'à croire que ces anguilles en avaient sur le champ produit d'autres comme les enfans de Polichinelle et de Madame Gigogne. Voilà aussitôt un autre fou nommé Maupertuis qui adopte ce systême et qui le joint à ses autres méthodes de faire un trou jusqu'au centre de la terre pour connaitre la pesanteur, de disséquer des têtes de géans pour connaitre l'âme, d'enduire les malades de poix résine pour les guérir, et d'exalter son âme pour voir l'avenir comme le présent. Dieu nous préserve de tels athées; celui-là était gonflé d'un amour propre féroce, persécuteur et calomniateur; il m'a fait bien du mal, je prie Dieu de lui pardonner, supposé que Dieu entre dans les querelles de Maupertuis et de moi.
Ce qu'il y a de pis, c'est que je viens de voir une très bonne traduction de Lucrece avec des remarques fort savantes, dans lesquelles l'auteur allègue les prétendues expériences du Jésuite Nedham pour prouver que les animaux peuvent naitre de pourriture. Si ces Messieurs avaient sçu que Nedham était un Jésuite, ils se seraient défiés de ses anguilles, et ils auraient dit:
Enfin il a fallu que Mr. Spalanzani, le meilleur observateur de l'Europe, ait démontré aux yeux le faux des expériences de cet imbécille Nedham. Je l'ai comparé à ce Malacrais de la Vigne, gros vilain commis de la Douane au Croisic en Bretagne, qui fit accroire aux beaux esprits de Paris qu'il était une jolie fille faisant joliment des vers.
Mon cher Marquis, il n'y a rien de bon dans l'athéisme. Ce systême est fort mauvais dans le physique et dans le moral. Un honnête homme peut fort bien s'élever contre la superstition et contre le fanatisme; il peut détester la persécution, il rend service au genre humain s'il répand les principes humains de la tolérance; mais quel service peut-il rendre s'il répand l'athéisme? Les hommes en seront-ils plus vertueux pour ne pas reconnaitre un Dieu qui ordonne la vertu? Non sans doute. Je veux que les Princes et leurs ministres en reconniassent un, et même un Dieu qui punisse et qui pardonne. Sans ce frein je les regarderai comme des animaux féroces qui à la vérité ne me mangeront pas lors qu'ils sortiront d'un long repas et qu'ils digèreront doucement sur un canapé avec leurs maitresses; mais qui certainement me mangeront, s'ils me recontrent sous leurs griffes quand ils auront faim, et qui après m'avoir mangé ne croiront pas seulement avoir fait une mauvaise action. Ils ne se souviendront même point du tout de m'avoir mis sous leurs dents quand ils auront d'autres victimes.
L'athéisme était très commun en Italie au 15e et 16e siècles. Aussi que d'horribles crimes à la cour des Alexandre VI, des Jules II, des Léon X! Le trône pontifical et l'église n'étaient remplis que de rapines, d'assassinats, et d'empoisonnemens. Il n'y a que le fanatisme qui ait produit plus de crimes.
Les sources les plus fécondes de l'athéisme sont à mon sens les disputes théologiques. La plupart des hommes ne raisonnent qu'à demi, et les esprits faux sont innombrables. Un théologien dit: je n'ai jamais entendu et je n'ai jamais dit que des sottises sur les bancs; donc ma religion est ridicule. Or ma religion est sans contredit la meilleure de toutes; cette meilleure ne vaut rien, donc il n'y a point de Dieu. C'est horriblement raisonner. Je dirais plutôt: donc il y a un Dieu qui punira les théologiens et surtout les théologiens persécuteurs.
Je sais très bien que je n'aurais pas démontré au normand de Vire Le Tellier qu'il existe un Dieu qui punit les tyrans, les calomniateurs et les faussaires, confesseurs des rois. Le coquin pour réponse à mes argumens m'aurait fait mettre dans un cu de basse fosse. Je ne persuaderai pas l'existence d'un Dieu rémunérateur et vengeur à un juge scélérat, à un barbare avide du sang humain, digne d'expirer sous la main des boureaux qu'il emploie; mais je le persuaderai à des âmes honnêtes et si c'est une erreur, c'est la plus belle des erreurs.
Venez dans mon couvent, venez reprendre votre ancienne cellule. Je vous conterai l'avanture d'un prêtre constitué en dignité que je regarde comme un athée de pratique, puisque faisant tout le contraire de ce qu'il enseigne, il a osé employer contre moi auprès du Roi la plus lâche et la plus noire calomnie. Le Roy s'est moqué de luy et le monstre en est pour son infamie. Je vous conterai d'autres anecdotes, nous raisonerons et surtout je vous dirai combien je vous aime.
V.