[c. 20 December 1769]
Vous avez, mon cher ami, un caractère comme je les aime.
Dès que je vous ai parlé de l'avanture du pauvre Martin vous avez couru vite vous en informer. Un grand chambrier n'y eut pas seulement fait d'attention; mais les jeunes gens sont plus honnêtes. L'avanture n'est que trop vraie; on s'était seulement trompé de date. Ce fut le 26e juillet de cette année qu'un scélérat, dont on ne m'a pas dit le nom, avoua sur la roue que c'était lui qui avait commis le meurtre pour lequel Martin avait été condamné et éxécuté auparavant. C'est le juge du balliage de La Marche qui fit rouer Martin, et le juge de ce balliage n'en savait pas plus que celui qui avait condamné toute la famille Sirven à être pendue. Il y a environ trois ans que Martin a été roué, et son innocence n'a été reconnue que depuis deux mois. Voicy les deux motifs de sa condamnation.
Ses souliers, et un mot qui lui échapa. Ses souliers déposèrent contre lui parce qu'on remarqua qu'ils cadraient assez avec les traces laissées vers sa maison.
Les paroles qu'il prononça après avoir été confronté avec un témoin qui le déchargea sont celles cy, Dieu soit béni, il ne m'a pas reconnu! Martin entendait Dieu soit béni, voilà un témoin du meurtre qui reconnait que ce n'est pas moi qui suis l'assassin, et le juge expliquait ces paroles dans un autre sens, Dieu soit béni, je suis l'assassin, et je n'ai pas été reconnu par le témoin. Le juge avait sans doute très grand tort et ne savait ni le français, ni son métier.
Il se peut très bien faire que la Tournelle qui confirma la sentence ait jugé trop légèrement sur des preuves qui pouvaient éblouïr. Il se peut que Martin fût un imbécile qui ne sût pas se déffendre. Celà n'arrive que trop souvent, et l'infortuné Calas lui même se deffendit très mal.
Sirven se deffend mieux. Le parlement de Toulouse, déjà persuadé de son innocence, a ôté au juge ignorant qui l'a condamné en première instance la connaissance de cette affaire, et a nommé d'autres juges. Ainsi je regarde l'affaire de Sirven comme finie quoiqu'il y ait encor beaucoup de tristes cérémonies par lesquelles il faut passer.
Celà me rafraichit un peu le sang, car je vous avoue qu'il y a longtems que je suis de mauvaise humeur.
Je pense comme vous sur las jurisprudence criminelle de France, et vous pensez comme le Président de Lamoignon qui était toujours pour les partis les plus modérés.
Il est honteux que les Anglais soient plus humains que nous. Il est encor plus honteux que toutes les loix soient uniformes chez eux ainsi que les poids et mesures, et qu'en France on change de loi en changeant de chevaux de poste.
Mr L'avocat général du parlement de Grenoble et celui de Dijon travaillent actuellement sur cette importante matière. J'imagine que vous animerez un jour le zèle de vos confrères. C'est une belle chose de réformer son païs.
Je ne suis point l'ennemi des remontrances, aucontraire, mais je voudrais qu'il en fût des remontrances comme de la messe, on l'avilit en la disant tous les jours. Ce monde cy, mon cher neveu, ne subsiste guères que d'abus et de sotises; maximus ille est qui minimis urgetur.
Vous avez pris des Anglais les Redingotes, faxhall, l'attraction, l'inoculation, tâchez de prendre les loix anglaises le plus que vous pourez.
Je vous embrasse de tout mon cœur en anglais et en français, mais non pas en Welche.
Je vous prierais de me marquer le nom du receveur de Régicourt si vous l'aprenez; car je suis bien vieux et bien malade, et il faut mettre ordre à tout.