1769-10-15, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu, mon cher & illustre confrère, en arrivant de la campagne, les tristes éclaircissemens que vous m'avez envoyés sur l'avanture abominable du pauvre Martin.
Ses juges, dignes de martin Baton sont actuellement allez voir leurs dindons, aux quels ils ressemblent. Dès que la st Martin, qui fait égorger tant de dindons à deux pieds avec plumes, aura ramené les dindons à deux pieds sans plumes, je vous promets de tirer cette affaire au clair, et de couvrir ces marauds de l'opprobre qu'ils méritent. J'en ai déjà parlé à quelques uns de messieurs, qui sont actuellement de la chambre des vacations; ils prétendent qu'ils ne savent ce que c'est, car ils n'enragent pas pour mentir. Ils viennent de condamner un assassin de Mont-rouge à être roué dans la place la plus convenable du village; cela rappelle le Bourreau d'armée qui étoit de Beauvais, et qui faisoit des excuses à un maraudeur pendu son compatriote, de ce qu'il n'auroit pas autant de commodités étant pendu à un arbre qu'à une potence. Cette place la plus convenable pour rouer un homme doit être mise à côté des coups de bâton donnés à un crucifix, dont il étoit parlé dans le bel arrêt du malheureux chevalier de la Barre. Je suis charmé que cette canaille parlementaire soit traitée comme elle le mérite dans le code de loix de la Russie, et que les Tartares apprennent aux Welches à être humains.

Avez vous entendu parler d'une petite drôlerie sur nosseigneurs du Parlement, intitulée Michaut & Michelle? Je ne sais qui en est l'auteur, ni s'il est à Paris, mais s'il avoit envie d'y venir, je lui dirois en ami, occursare capro, cornu ferit ille, caveto.

Je ne sais pas si le parlement de Toulouse rendra justice au pauvre Sirven; je le souhaite pour son honneur (j'entends pour celui du parlement). Apropos de Sirven, D'Amilaville avoit un pauvre domestique, qui l'a logé pendant Long temps, & à qui son maitre avoit promis de lui procurer pour cette bonne œuvre quelque gratification dont il a besoin, étant chargé de famille. Madame Denis m'a promis de vous en parler. Elle vous dira d'ailleurs que nous continuons comme de raison, à la Cour et à la ville, à dire et faire beaucoup de sottises, mais elle ne vous dira sûrement pas assez combien je vous aime et vous regrette, & combien j'aurois de désir de vous embrasser encore une fois; en attendant, je vous embrasse en esprit et en âme de toutes mes forces et de tout mon cœur.

P. S. J'espèrois un peu de l'Infant duc de Parme, attendu la bonne éducation qu'il a eue; mais où il n'y a point d'âme, l'éducation n'a rien à faire, J'apprends que ce Prince passe la journée à voir des moines, et que sa femme autrichienne et superstitieuse sera la maitresse. O pauvre philosophie! que deviendrez vous? I[l faut] cependant tenir bon & combattre jusqu'à la fin.

Faisons notre devoir, & laissons faire aux dieux.