1769-08-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher magistrat, vous êtes aussi essentiel que vous êtes aimable.
Vous me paraissez fait également pour les affaires et pour les plaisirs. On dit que vous êtes un des meilleurs acteurs que nous aions; c'est dommage que vous ne jouiez pas la tragédie; il vous faudrait le rôle de l'Empereur des Guêbres qui donne un édit sur la tolérance. Vous auriez bonne grâce à prononcer cet arrêt qui n'est pas de la Tournelle. Vous n'étiez pas sans doute de la Tournelle quand la sentence d'un juge du Barois fut confirmée. Ce juge du Barois avait condamné un nommé Martin à la roue pour un meurtre dont il était accusé. Martin, le plus honnête homme de son village, fut roué en conséquence après avoir été appliqué à la torture. Trois jours après le véritable assassin a été découvert. Cette affaire va faire un beau bruit; elle sera portée au conseil du Roi et au tribunal de l'Europe. C'est le sang des hommes qu'il faut ménager, et non pas un vain amour propre. Mon cher ami, voilà trop d'horreurs coup sur coup. La jurisprudence en France est en vérité trop incertaine et trop barbare. Les autres nations nous traittent de frivoles, mais à juger par les faits il n'y a point de nation plus cruelle que la nôtre. Si j'avais de l'argent comptant je vous achêterais tout à l'heure une charge de maître des requêtes, afin que vous ne fussiez plus exposer à tremper vos mains dans le sang des hommes.

Si vous savez quel est le Receveur de Rechicour mandez le moi, je vous en suplie, ou instruisez en vôtre tante.

Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

V.