Ce [June/July 1776]
Mon cher et illustre maitre, M. Pankouke me met à portée de vous écrire la vérité tout entière.
Vous Connaissez le Comte de Maurepas, sa faiblesse, sa frivolité, et sa jalousie Contre tous les talens supérieurs. C'était par une impulsion étrangère qu'il s'était déterminé à faire M. Turgot Contrôleur général. Le caractère, La vertu, les grandes vues de M. Turgot, L'étourdissaient, et L'humiliaient. Tout alla cependant assez bien jusqu'au tems des émeutes. Mais alors L'activité et la force d'âme que déploia M. Turgot fit avec l'indiférence, et La nullité du 1er Ministre un Contraste que Celui-ci ne put digérer. On fit cette chanson Contre lui,
Il y avait été réellement le jour de L'émeute et L'on savait que M. Turgot avait passé trois nuits de suite. M. le Noir, espèce de valet aux gages de tous les ministères, plaisait assez à M. de Maurepas. M. Turgot le fit renvoier par le roi sans en avoir prévenu L'autre. Le parlement qui voulait augmenter les soulèvemens en faisant semblant de chercher à les calmer fut réduit au silence. On n'avait sçu combien cet acte était nécessaire qu'à onze du soir. M. Turgot partit pour Versailles, il réveilla le roi. Le conseil fut assemblé pendant La nuit, Le lit de justice résolu, les affiches d'un arrêt séditieux Couvertes avant le jour. M. de Maurepas étonné, effraié avait laissé faire, mais il lui resta contre m. Turgot une jalousie d'autant plus grande qu'incapable de sentir L'âme de m. Turgot, il le regarda Come un rival dangereux. Le garde des sceaux s'aperçut de ce sentiment et eut soin de le nourrir. Il devait la dignité de chef de La magistrature à son talent pour jouer les Crispins, et au mérite d'avoir fait rire Me de Maurepas et ses femmes en jouant des parades à Pontchartrain. Livré toute sa vie à La crapule il joignait le ton le plus bas à L'âme la plus vile. Dans le tems où l'on paiait les parlemens, il avait reçu quatre Cent mille francs pour paier ses dettes. Malheureusement il avait assez d'esprit pour sentir combien M. Turgot devait le mépriser, et qu'il ne pourrait tant qu'il serait en place ni se faire donner de L'argent ni en prendre. Les édits de M. Turgot étaient dressés, il fallut Les Communiquer à M. de Maurepas, au garde des Sceaux et à M. de Malesherbes. Le garde des sceaux après avoir d'abord Combattu celui des jurandes, sçut par ses émissaires que L'édit des Corvées était Celui qui offensait le plus les parlemens. Plus de la moitié des membres de ce corps sortis ou de la finances ou de la valetaille du siècle dernier tenait fortement aux privilèges de La noblesse. Le garde des sceaux dirigea en Conséquence ses efforts Contre L'édit des Corvées. Il donna au roi un mémoire digne des charniers St Innocent. M. Turgot eut La bonté d'y répondre en détail. Le roi lut tout cela, il parut Convaincu. Dès lors Le garde des sceaux n'osa plus s'oposer directement, il se Contenta de soulever en secret les parlements. Il fit dire au roi par M. de Maurepas que M. Turgot était un ennemi de La religion et de L'autorité royale, et qu'il allait bouleverser L'état.
On chargea Séguier de faire des réquisitoires tantôt Contre un livre sur les droits féodaux, tantôt Contre un Dictionnaire Théologique, ensuite Contre un monarque accompli. On insinuait adroitement que m. Turgot voulait anéantir les privilèges de La noblesse, et que depuis son ministère L'impiété et La sédition marchaient tête levée. Il n'eut pas de peine à faire sentir au roi L'absurdité du parlement. Mais M. de Maurepas montrait de son Côté, les parlemens révoltés, La noblesse dans L'inquiétude, les financiers prêts à faire banqueroute. Le roi peu éclairé, n'aiant aucun principe fixe, porté naturellement à La défiance, penchant que M. de Maurepas augmentait en lui disant du mal de tous les gens honnêtes, était ébranlé.
M. de Malesherbes eut alors l'imprudence de Confier à m. de Maurepas le dessein qu'il avait de se retirer. Né avec beaucoup d'esprit, de facilité pour les sciences, et d'éloquence naturelle: il a soit par goût soit par défaut de rectitude dans l'esprit un penchant pour les idées bizarres et paradoxales, il trouve dans son esprit des raisons sans nombre pour défendre le pour et le Contre et n'en trouve jamais aucune pour se décider. Particulier il avait emploié son éloquence à prouver au Roi et aux ministres qu'il falait s'occuper du bien de la nation. Devenu ministre il l'emploiait à prouver que le bien est impossible.
Quelques dégoûts qu'il a éprouvés, La perte de sa Considération dans le public causée par ce qu'on ne voiait sortir de son département ni loix utiles, ni réforme d'abus: La perte de sa considération dans la magistrature qui lui reprochait d'avoir été de L'avis du lit de justice, La tournure de son esprit absolument opposé à Celui d'administration et qui lui rendait sa place insuportable, tout cela le détermina à quitter. M. de Maurepas qui n'aurait oserAttaquer M. Turgot et lui, voulut profiter de sa retraite pour perdre le restaurateur de La nation et L'ami du peuple. Il s'y prit avec adresse. Il savait qu'une Réforme dans la dépense de La maison du roi était nécessaire, que sans cela au lieu de diminuer les dettes et les impôts il faudrait les augmenter incessamment, et que M. Turgot était prêt de présenter au roi un mémoire qui lui montrerait L'état de sa finance et La nécessité de réformer La Cour, si on ne voulait ni se déshonorer par une banqueroute ni se rendre odieux en écrasant le peuple. Il n'y aurait eu alors que deux partis, ou Consentir à La réforme ou Laisser partir M. Turgot. Le roi n'aime pas le faste, il a naturellement le sens assez droit, son âme n'est point encore Corrompue, il est faible mais sans passions. Il pouvait accepter le plan, et dèslors M. Turgot devenait inataquable. Il était donc nécessaire de prévenir ce moment. M. de Maurepas imagina d'insinuer au roi de prendre M. Amelot pour ministre. Vous le Connaissez. On ne lui reproche qu'une bêtise au dessus de L'ordre Commun; mais il était aisé de prévenir Cette objection. Ce projet réussit: et La réforme devenant impossible avec M. Amelot, il fallait, ou que M. Turgot quittât ou qu'il attendît jusqu'à ce que l'impossibilité de paier sans faire des maneuvres malhonêtes le forçât à s'en aller.
M. Turgot fut averti de L'affaire de M. Amelot. Il en parla avec force. Il écrivit au roi. Il lui montra de nouveau La nécessité d'une réforme, que M. Amelot ne La ferait pas, que la ruine de La nation et de la gloire du roi serait La suite de cette nomination, que le garde des sceaux avait par ses intrigues Ameuté les parlemens Contre L'autorité, qu'on cherchait de toutes parts à augmenter les difficultés de faire le bien. Le Roi eut La faiblesse de montrer Cette lettre à M. de Maurepas. Il n'y avait plus à reculer. Il revint à ses anciennes inculpations Contre M. Turgot: il fit dire par M. d'Ogni qui ouvre les lettres à La poste que le mécontentement était général en France et avait M. Turgot seul pour objet. Ce D'Ogni était L'ennemi personnel de M. Turgot qui L'avait traité avec le mépris que mérite L'infamie du métier qu'il fait. D'ailleurs il sentait que si jamais M. Turgot devenait ministre prépondérant cet odieux espionnage serait détruit.
M. Turgot était décidé à la retraite, et il ne voulait que parler au roi encore une fois: il alla chez lui le samedi mais il était à la chasse, il y retourna mais il était au débotté et il fallait L'attendre. M. Turgot remit au travail du lendemain. Mais M. de Maurepas qui avait craint cette entrevue, fit entendre que l'on ne devait pas attendre La démission de M. Turgot, qu'il ne fallait pas laisser dire qu'il s'en allait pour n'avoir pu faire le bien mais annoncer qu'on L'avait renvoié par ce qu'il n'était pas propre à sa place. Voilà les intrigues de M. Maurepas auprès du Roi. Voici maintenant Ce qu'il a voulu montrer au public.
Le comte de Guines a été accusé par son Secrétaire d'avoir joué dans les fonds publics à Londres, et de L'avoir ensuite désavoué pour se dispenser de paier. Sa réponse est que sachant la paix faite il n'aurait pu jouer qu'à jeu sûr. Mais elle ne vaut rien; il est prouvé au roi, à M. de Maurepas et aux ministres que M. de Guines ne savait rien de la négotiation relative à Cette paix et que lorsque Le chargé d'affaire lui en rendait Compte par pure politesse, il le Communiquait à tort. Il est prouvé qu'il ne savait pas la négotiation finie Lors qu'il a joué. Le comte de Guines est donc Coupable. Mais La reine que L'on n'en a pas instruite et qui le croit Victime de M. D'Aiguillon le protège. M. de Maurepas a déterminé le roi à faire M. de Guines duc malgré Ce qu'il en savait, et il L'a été apprendre à La reine, espérant se réconcilier avec elle, charger auprès d'elle MM. Turgot et Malesherbes du rappel de M. de Guines, La charger auprès du public du renvoi de M. Turgot, en obtenir le rappel de M. d'Aiguillon, neveu de sa femme, et la Consoler par Là du renvoi de M. Turgot parceque tout en désirant son départ, elle avait trouvé cette forme indécente.
Ce beau projet n'a point réussi. M. de Maurepas Comptait sur le peu d'esprit de La reine, mais il oubliait que n'aiant pas Come lui Le bonheur d'être Eunuque, elle avait un peu d'âme. Elle lui a donc refusé le retour de M. d'Aiguillon, a déclaré hautement qu'elle n'était pour rien dans le renvoi de M. Turgot, a traité M. de Maurepas avec le mépris le plus froid et le plus gai et a répété tout haut Ce qu'elle lui avait dit.
M. de St Germain a témoigné la plus grande joie du renvoi de l'home à qui il devait sa subsistance et sa place. Le motif est aussi noble que L'action. Il demandait 350 mille livres pour son établissment. M. de Turgot voulait qu'en ce cas L'argenterie et les meubles passassent à son successeur, il espère que M. de Cluni sera moins difficile. Son ordonance est un chef d'euvre d'insolence et d'hypocrisie. Il La Commence par déclarer que le roi ne souffrira aucun officier Connu par son irréligion ou ses mauvaises meurs. Il aurait donc fallu chasser des armées nonseulement le prince Eugene, le maréchal de Saxe, le grand Condé, le roi de Prusse, mais M. le comte de St Germain lui même. D'ailleurs il n'aurait pas dû prendre pour adjoint un Coureur de filles, ni donner des régimens aux gens de La Cour les plus décriés par leurs meurs.
Le successeur de M. Turgot est ce qu'on appelle un fripon, dur, emporté, ivrogne, joueur, et débauché. M. de Maurepas lui a communiqué son goût pour les fermiers généraux. Il a déclaré qu'il ne ferait rien qui pût leur déplaire.
A quels maitres grand Dieu livrés vous l'univers!
Lorsque le Cluni a été reçu à La chambre des comptes, M. de Nicolai lui a fait un Compliment qui était une satire de L'administration précédente. La raison en est que M. Turgot lui a refusé de L'argent pour son frère.
On dit tout haut que tout ce qui Compose le ministère sera chassé incessamment pour faire place à M. Dechoiseul.
Je vous embrasse et vous aime comme vous savez.