1756-11-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je n'ay point eu de cesse, mon héros, que je n'aye fait venir dans mon hermitage Mr le duc de Villars, de son trône de Provence, pour se faire guérir par Tronchin d'un léger Rhumatisme, et moy j'en ay un gouteux, horrible, universel que Tronchin ne guérit point et qui m'a empéché de vous écrire.
Quel plaisir m'a fait ce gouverneur des oliviers quand il m'a parlé de vos lauriers, et de l'idolâtrie qu'on a pour vous sur touttes les côtes!

Je vous avais envoié de très fausses nouvelles que je venois de recevoir de Strasbourg. J'en reçois de Vienne qui ne sont que trop vraies. On y est dans un chagrin de dépit et de consternation extrême. Il est certain que l'impératrice hasardait tout pour délivrer le Roy de Pologne. Mr de Broune avait fait passer douze mille hommes par des chemins qui n'ont jamais été pratiquez que par des chèvres. Il avait envoié son fils au roy de Pologne. Ce prince n'avait qu'à jetter un pont sur l'Elbe et venir à luy. Il promit pour le 9, puis pour le 10, le 12, le 13, et enfin il a fait son malheureux traitté des fourches caudines. Les anglais et les guinées ont persuadé dit on ses ministres. On mande de Fontainebleau qu'on a prié le ministre du Roy de Prusse de s'en retourner. Je n'ose le croire; je ne crois rien; et j'espère peu.

On prétend que le roy de Prusse mêle actuellement les piques de la phalange macédonienne à sa cavalerie. Ce sont les mêmes piques dont mes compatriotes les Suisses se sont servis longtemps. Je ne suis pas du métier, mais je crois qu'il y a une arme, une machine bien plus sûre, bien plus redoutable; elle faisait autrefois gagner sûrement les batailles. J'ay dit mon secret à un officier, ne croiant pas lui dire une chose importante, et n'imaginant pas qu'il pût sortir de ma tête un avis dont on pût faire usage dans ce beau métier de détruire l'espèce humaine. Il a pris la chose sérieusement. Il m'a demandé un modèle, il l'a porté à mr Dargenson. On l'exécute àprésent en petit. Ce sera un fort joli engin. On le montrera au roy. Si cela réussit, il y aura de quoy étouffer de rire que ce soit moi qui sois l'auteur de cette machine destructive. Je voudrais que vous commandassiez l'armée, et que vous tuassiez force Prussiens avec mon petit secret.

J'ai eü la vanité de souhaitter qu'on sût mes nobles refus à votre cour. J'aurais celle d'aller à Vienne si j'étois jeune et ingambe et si je n'étais pas dans mes Délices avec votre servante. Mais je suis un réveur paralitique, et je mourrai de douleur de ne pouvoir vous faire ma cour avant de mourir. Je n'ay de libre que la main droitte. Je m'en sers comme je peux pour renouveller mon très tendre respect à mon héros qui daignera me conserver son souvenir.

V.