Paris, 21 juin, 1760
J'ai receu, Monsieur, la réponse que vous avez bien voulu me faire.
Je me conformerai très exactement à vos intentions, et votre lettre à M. de V. ne sortira point de mes mains. Je ne la lirai même à personne si vous l'exigez. Je ne l'ai lue qu'à une dame que vous ne connoissez point et peu connue; à Mr l'Abbé du Resnel; à M. Suard, un des associés du Journal étranger, et enfin à un ami de M. de la Condamine nommé de Gastel, jeune Ex-oratorien, homme d'esprit, mais encore inconnu dans la littérature; encore ne fut-ce que par occasion et parce qu'il se trouva chez moi avec M. Suard. Voilà exactement tous ceux qui connoissent par moi l'écrit en question. J'en ai seulement parlé, comme je vous l'ai dit, à quelques uns de vos amis, et entr' autres à M. d'Alembert. Je lui ajoutai que je la tenois de M. Formey, et comme il est en commerce avec lui, il pourra bien la lui demander; car il me parut très curieux de la voir. A tout événement, je suis bien aise de vous en prévenir.
Vous me dites qu'il n'est pas absolument clair, dans le passage que je vous ai transcrit de l'annonce de M. Formey, s'il a trouvé la lettre imprimée ou manuscrite chez les Libraires de Berlin. Il l'a, sans doute, trouvée imprimée, car il ajoute, Comme c'est une de ces feuilles volantes qui parviennent à la connoissance de peu de personnes, et qui disparoissent bientôt sans retour, j'ai cru devoir lui donner place ici. Je ne puis guéres douter de la sincérité de M. Formey.
Mais où votre lettre à M. de V. a t elle été imprimée d'abord? Voilà ce que M. F. ne dit point dans l'annonce, ni dans la lettre particulière qui accompagnoit l'envoy. En lui répondant, je le lui ai demandé, et s'il me le dit, je vous le dirai.
J'ai écrit aussi en Hollandeà M. de Loches. Il m'a répondu le 16, et je reçus hier sa lettre, qu'il n'avoit jamais vu la lettre à M. de V. et n'en avoit entendu parler à personne; qu'il s'en informeroit, et m'en rendroit compte&c. Je vous le rendrai à mon tour, s'il découvre et m'aprend quelque chose.
Je vois souvent M. de Malesherbes, et je puis lui demander son avis sur l'impression de votre lettre. Mais 1. il faudroit la lui confier, et il pourroit bien la confier à d'autres, à quelque Censeur royal pour avoir son avis, et en ce cas il seroit à craindre que le consulté ne la confiât à encore d'autres, et qu'enfin, à force de passer en diférentes mains il n'en fût tiré copie. 2. Je ne crois pas que M. de Malesherbes fût d'avis de l'impression, surtout dans les circonstances présentes. Je ne lui parlerai donc point, jusqu'à nouvel ordre de votre part.
On parle beaucoup d'un nouveau poème de M. de Voltaire, intitulé: le pauvre Diable. Il n'est pas encore public. Cependant quelques personnes le connoissent et m'en ont dit quelque chose. Il a été apporté de Geneve, moitié imprimé, moitié manuscrit. Il est principalement contre Mrs de Pompignan et Freron, mais j'y suis aussi pour une douzaine de vers. M. de V. a sans doute été mécontent de la maniére dont j'ai parlé de lui dans un 4e tome de mes Essais &c. que j'ai publié il y a quelques mois. Je l'y ai pourtant beaucoup loué, mais je l'y ai aussi un peu critiqué. Au reste, l'on m'a assuré que les critiques par lesquelles il a voulu se vanger des miennes sont purement littéraires. Dès lors je n'en serai point blessé, ou plûtôt, j'en serai flatté.
Du 22.
J'entendis encore beaucoup parler hier au soir du nouveau poème de M. de V. Il est d'environ 400 vers, et sur quelques uns qu'on en avoit retenus et qu'on m'a dits, je doute qu'on en permette ici le débit. C'est grand dommage que M. de V. ait si souvent abusé de ses talens contre la Religion. Lui et quelques autres de vos anciens amis me paroissent bien coupables à cet égard, et c'est un point que vous avez vous même bien touché dans vos lettres à Mrs d'A. et de V. Après celui ci M. Diderot est le plus coupable, et c'est sans doute lui qui a trahi votre confiance en tant de choses.
Je finis comme vous, Monsieur, sans cérémonie, en vous embrassant de tout mon coeur.
Trublet