1760-06-13, de Nicolas Charles Joseph Trublet à Jean Jacques Rousseau.

Vous ignorez peutêtre, Monsieur, du moins une partie de ce que je vais vous dire, et il peut vous être utile de le savoir.
Le voici donc. En vous faisant part, je crois vous donner une nouvelle preuve des sentimens que j'ai pour vous depuis longtems, depuis que je vous connois, et la datte de notre connoissance est bien ancienne. Peutêtre même ne vous la rappellerez-vous pas. Ce fut M. l'Abbé de Mably qui me procura le plaisir de vous voir pour la prémière fois, pendant que nous étions l'un et l'autre chez feu M. le cardinal de Tencin. Il s'agissoit de votre premier opera dont vous me lûtes une partie &c. Mais venons au sujet de cette lettre.

Vous en avez écrit une à M. de Voltaire en Août 1756, sur ses deux Poèmes de La Loi naturelle et du désastre de Lisbonne. Cette lettre est imprimée dans un Journal de Mr Formey, intitulé: Lettres sur l'Etat présent des Sciences et des moeurs, à Berlin, 1759; et contient environ 30 pages in 8; c'est M. Formey lui même qui m'a envoyé ce Journal, parce qu'il m'envoye presque tous ses ouvrages. Je n'ai receu que depuis peu les deux feuilles qui contiennent votre lettre à M. de V., et dans celle que M. Formey avoit jointe à son pacquet il n'entre dans aucun détail, et ne me donne aucun Eclaircissement sur votre Ecrit. Mais 1. En l'annonçant dans son Journal, il dit, après avoir daté du 23 octobre 1759, Qu'il l'a trouvé, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que, comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal.

2. Il y a joint plusieurs notes dans lesquelles il vous loue et critique tout à tour. M. Formey est très religieux, où si vous voulez, Réligioniste, et trouve que vous ne l'êtes pas assez. Il s'élève donc contre ce que vous dites sur le suicide, que vous paroissez permettre, et sur l'Eternité des peines, que vous niez expressément.

De ce que M. Formey a trouvé votre lettre à M. de V. chez les libraires de Berlin, je conclus qu'elle a été imprimée en Hollande, et que c'est de là que les libraires de Berlin l'ont tirée. Mais quand l'a t'elle été? c'est ce que Mr Formey ne dit point.

Je n'avois jamais entendu parler de cet écrit, et il en est de même de toutes les personnes à qui j'en ai parlé ici, parmi lesquelles plusieurs sont de vos amis, entr'autres Mrs. Du Clos et d'Alembert. J'ai en Hollande une bonne correspondance littéraire. C'est avec M. de Loches, Pasteur de l'Eglise Wallonneà Rotterdam, et cy devant aumonier de l'Ambassadeur de Hollandeà notre Cour. Je crois qu'il vous a vu quelquefois, pendant le séjour qu'il a fait à Paris. C'est du moins un de vos plus zélés admirateurs, et vous avez été souvent le sujet de nos conversations philosophiques. Or M. de Loches ne m'a jamais écrit ni parlé de votre Lettre à M. de V. Elle est pourtant bien propre à faire du bruit; elle est de vous, à l'auteur le plus célèbre, et très digne de l'un et de l'autre. Je me perds donc dans l'Enigme de cet incognito, et j'ose vous en demander le mot. En attendant, je n'ai voulu prêter mon exemplaire à personne; j'en excepte le P. Berthier qui me le renvoya le lendemain. C'est un homme d'une probité parfaite, et si vous avez lu ceux des articles du Journal de Trévoux où il a rendu compte de vos ouvrages, vous savez combien il vous estime. Je vous avouerai encore que j'ai lu votre ditte lettre à 2 ou 3 de nos philosophes, et vous croyez bien qu'ils m'ont fort prié de la leur prêter. Je les ai refusés, et elle ne sortira point de mes mains, à moins que vous ne me le permettiez. L'un d'eux me dit que cela seroit bon à réimprimer dans les circonstances; oui et non; mais cela seroit curieux, et dès lors très recherché. Qu'en pensez-vous?

Je ne vous entretiendrai point de tout ce qui se passe au sujet du Discours de M. de Pompignanà l'Académie, de son Mémoire présenté au Roy, de la Comédie des Philosophes et des Ecrits pour et contre. Vous avez des amis qui ne vous laissent rien ignorer sur tout cela, ou s'ils ne vous le mandent pas, c'est qu'ils savent que vous ne vous souciez pas de le savoir, ou même que vous ne le voulez pas. C'est bien fait; vous sauriez des horreurs, et vous en gémiriez. Je vous dirai seulement, parce que la nouvelle est assez récente pour qu'on n'ait pas encore eu le tems de vous la mander, que quelques colporteurs et votre collègue dans l' Enciclopédie, M. l'Abbé Morrellet ont été arrêtés. C'est au sujet de l'Ecrit intitulé: la Vision de Charles Palissot.

Je suis avec l'estime et la considération les plus parfaites, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Trublet