1760-06-30, de Nicolas Charles Joseph Trublet à Jean Jacques Rousseau.

Je receus, Monsieur, Samedi 28 votre lettre sans datte.
Le mardi 24. M. de la Tour, gendre de M. Guerin, vint chez moi et me lut votre lettre à son beaupére par laquelle vous le priiez de venir me demander mon exemplaire de la vôtre à M. de Voltaire. Je répondis à M. de la Tour que je vous avois récrit le 21, et que j'attendois votre réplique, qui ne pouvoit pas tarder. Il trouva cela très juste. Votre seconde lettre ne me parvint néanmoins que samedi à midy, et je vous avoue que je la trouvai peu honnête et peu raisonnable. Vous l'aviez écrite dans un moment d'humeur et assurément les deux miennes étoient bien différentes. Je vous excusai, parce qu'on excuse aisément ceux qu'on aime, qu'on estime, et qu'on respecte. Or ce sont là depuis longtems mes sentimens pour vous. D'ailleurs, je me dis que vous me connoissiez peu, et après ce que vous avez éprouvé de quelques uns de vos amis, il est naturel que vous vous défiiez trop aisément de ceux qui ne sont guères pour vous que de simples connoissances. Je vous excusai donc et je portai sur le champ à M. de la Tour votre lettre à à M. de V. Il est vrai que ce n'est pas l'imprimé que je lui ai laissé. Il fait partie d'un Livre, comme je vous l'ai dit; et j'ai craint qu'à force de passer par diférentes mains, ces deux feuilles ne se perdissent, ou du moins ne se gâtassent, ne se déchirassent &c. Mais comme j'avois prévu, dès que je crus devoir vous avertir de l'impression de votre lettre à M. de Voltaire, que vous pourriez me la demander, j'en fis faire, et sous mes yeux, une copie par mon laquais qui écrit très lisiblement. Cette copie étoit achevée lorsque je receus votre seconde lettre. Mais en la donnant à M. de la Tour je lui montrai l'imprimé qu'il parcourut en ma présence. Cette copie vous parviendra, sans doute, car c'est pour vous principalement que je l'ai fait faire, et vous verrez qu'elle comprend, non seulement votre lettre à M. de Voltaire, mais encore le préambule et les notes que M. Formey y a joints. Il y en a aussi quelques unes en petit nombre que j'avois écrites de ma main sur l'imprimé. Ce ne sont ni des louanges ni des critiques comme celles de M. Formey, mais seulement quelques indications des ouvrages dont il est question dans votre lettre, ou dans les notes de M. Formey.

Observez, Monsieur, que je ne connoissois point du tout M. de la Tour. C'étoit un nouveau motif d'attendre vos ordres précis et adressés à moi même, pour lui remettre ce qu'il me demandoit, à la vérité, de votre part, mais en me lisant seulement quelques lignes d'une lettre qu'il ne me laissoit pas. Il eût été peu honnête de le prier de me la laisser, pour preuve que je ne faisois rien que par vos ordres si je lui remettois celle à M. de Voltaire. Mais il l'eût eue sur le champ, si de lui même il m'avoit proposé de me laisser celle qu'il me lisoit. La défiance est souvent permise, mais il convient rarement d'en montrer. Vous en restera t'il encore, Monsieur, à mon égard, après cet exposé de ma conduite? Mais pour dissipper entiérement vos soupçons j'ajoute quelques observations sur quelques endroits de la seconde lettre que vous m'avez écrite.

Je trouve comme vous bizarre que celle à M. de Voltaire eût été publique, et que personne n'en sût rien. Je crois même vous l'avoir dit dans ma prémiére lettre. Cependant, comme je n'ai aucune raison de suspecter la sincérité de M. Formey, et que dans l'annonce de cette lettre il dit expressément qu'il l'a trouvée imprimée, je suis porté à l'en croire. Au reste je saurai bientôt à quoi m'en tenir. Je lui ai fait l'objection dans ma dernière lettre du deux de ce mois, et sa réponse ne tardera pas vraisemblablement; car il est fort exact dans le commerce que nous avons ensemble depuis plusieurs années. Dès que je l'aurai reçue je vous en rendrai compte. J'ai prié aussi M. de Loches de faire quelques recherches en Hollande.

Vous dites que je n'ai point voulu communiquer à M. de M. votre lettre à M. de V. Je l'ai très bien voulu, supposé que vous persistassiez à le vouloir vous même, après les représentations que je vous ai faites à ce sujet. Il est à la campagne. Je lui écrivis hier, et je lui dis ce que j'avois fait avec M. de la Tour. Celui ci a dû porter hier la copie à M. Guerin qui est à la campagne. Il ne manquera pas d'en conférer avec M. de M. dès qu'on pourra le voir. Son portier m'a dit que les bureaux de librairie recommenceroient Jeudi prochain 3 Juillet. Je m'y rendrai, je parlerai, et vous écrirai ensuite.

Ne craignez pas, Monsieur, que ni le Père Berthier ni M. Suard parlent de votre lettre à M. de V. Je vous répons surtout du prémier, le seul à qui j'ai prêté mon exemplaire. Le second n'en a eu qu'une simple lecture. D'ailleurs, votre admirateur et de M. de V. il ne voudroit pas faire la moindre chose qui pût déplaire à l'un ou à l'autre.

Il ne me reste, Monsieur, qu'à vous saluer du meilleur de mon coeur et sans aucun ressentiment de ce qui a pu me faire peine dans votre seconde lettre.