à Geneve le 14 Février 1759
Monsieur,
La lettre que vous adresse Monsieur de Voltaire & que vous avez crû devoir me communiquer, aura été écrite sur quelque avis prématuré qui ne se trouve pas fondé par l'inspection du livre même.
Il suppose qu'on y voit un chapitre intitulé Histoire du démêlé de Mr de Voltaire avec Mr Vernet, avec deux lettres prétendües de Mr Vernet contre moi. Ce sont ses termes.
J'ai cherché ce chapitre dans l'exemplaire que vous m'avez remis: il n'existe pas: on ne m'attribue point deux lettres contre Mr de Voltaire: on n'en raporte qu'une, comme en effet il n'y en a qu'une qui m'apartienne. C'est celle que j'adressai à Mr Formey en Juillet 1757 & qui fut insérée alors dans la Bibliothèque Germanique, d'où on l'a copiée. Je n'ai garde de la désavoüer. puisqu'elle porte mon nom & qu'elle ne sauroit choquer personne, ayant été généralement trouvée dans les termes d'une critique honnête & mesurée. Je suis fâché seulement qu'elle reparoisse ici dans une place où je n'aurois pas voulu la mettre, & où véritablement elle figure mal, étant, comme dans la Bibliothèque Germanique, dénuée de sa suite, que le libraire d'Amsterdam, qui l'a entre les mains, n'a pas encore jugé à propos de publier. Vous verrez, Monsieur, quand elle paroitra, qu'elle est du même ton que tout le reste: on y trouve un simple éclaircissement littéraire sur l'afaire de Castalion, dont Mr de Voltaire n'a pas été bien informé.
Mais je suis bien plus fâché de retrouver dans cette compilation la lettre d'une société d'amis, tirée du Journal Helvétique. Vous voyez le jugement que j'en ai porté dans ma lettre à Mr Formey; & Mr le Professeur Tronchin n'ignore pas que ce fut moi qui détournai le libraire d'Amsterdam de la mettre dans la Bibliothèque Germanique, ce que je ne pus obtenir qu'en la remplaçant par ma lettre à Mr Formey.
C'est cette lettre à Mr Formey lüe de bien des gens même en manuscrit, qui a pû faire croire à l'auteur des torts que j'avois un démêlé avec Mr de Voltaire; si tant est que ce soit moi qu'il ait voulu désigner dans l'intitulation par la lettre initiale V. qui peut également désigner vingt autres personnes; si tant est que l'auteur des torts soit aussi l'auteur de cette intitulation; car les copies manuscrites que j'en ai vû n'en portoient point. Où en seroit-on, si l'on vouloit courir après de pareilles ombres?
S'il y avoit réellement dans le libre de Lausanne des accusations intentées contre moi, comme on peut l'avoir dit à Mr de Voltaire, je serois le premier à m'en plaindre. Mais heureusement pour moi il n'y en a point. Par là s'évanouit le scandale qu'on suppose qui en résulte. Par là plus de nécessité imposée à Mr de Voltaire de faire une guerre désagréable pour lui & pour moi: & Plus de nécessité à moi de prendre des précautions pour la prévenir. Je ne dois point répondre pour les autres; & sur ce qui me concerne il suffit que Mr de Voltaire sache que je n'ai pas eu la moindre part directe ni indirecte au livre dont il se plaint, & que je n'y reconnois pour mienne que la lettre à Mr Formey, que je voudrois même qui n'y fût pas, par les raisons touchées ci-dessus.
Je suis fâché d'aprendre par la lettre de Mr de Voltaire qu'il y ait des habitans de Lausanne qui l'excitent à la vengeance. Cela ne peut regarder que l'imprimeur, que je ne connois point, & dont j'ignore le plus ou moins de tort. Ainsi je n'ai rien à dire sur ce sujet.
Si vous faites parvenir, Monsieur, mes réflexions à Mr de Voltaire, comme je vous en prie; n'oubliez pas d'ajouter combien je suis sensible aux expressions obligeantes dont il se sert à mon égard. Elles répondent bien aux marques de politesse que je n'ai cessé de recevoir de lui dans les liaisons que j'ai eu l'honneur d'avoir avec lui: liaisons que je regrette, & que je n'ai interrompues que par une nécessité de bienséance, depuis qu'il a imprimé sous nos yeux des choses qui nous affligent & que nous ne pouvons nous dispenser de réfuter. Mais cela ne s'appelle point avoir un démêlé: c'est une simple dissension où il n'entre rien d'ofensant, rien de personnel. Dira-t-on qu'il ait eû un démêlé avec tous ceux dont il critique les pensées? Cette honnête liberté n'est point prise pour un mauvais procédé; et se soufre même entre des amis. Vous nous connoissez aussi trop bien, mon frère & moi, pour ne pas l'assurer, Monsieur, qu'en qualité d'habitans de Chambeisi, nous savons les respects dûs au seigneur de Tournex. C'est ce que je voulois lui témoigner moi-même quand j'allai dernièrement lui faire à ce sujet ma félicitation & ma révérence sans que j'aye eû l'honneur de le rencontrer.
J'ay celui d'être avec un entier dévouement
Votre très humble & très obéissant serviteur
J. Vernet