à Geneve le 24 Xbre 1760
J'ai reçu, Monsieur, votre lettre du 29 9bre avec cette satisfaction que l'on trouve toujours à recevoir des nouvelles d'un homme estimable & qui nous est précieux, & à voir de bons & grands sentimens très bien exprimés.
C'est un plaisir que nous goûterons bientôt sans doute par la lecture de votre Julie. En attendant que je puisse vous en parler, trouvez bon que je vous dise un mot d'une pièce de votre façon peu connue, très rare ici, mais que quelcun m'a prêté depuis peu. C'est votre lettre à Mr de Ve sur son Poëme du désastre de Lisbonne. La pièce a de grandes beautés, & contient de bonnes raisons en faveur de l'optimisme. Je l'aime cette piéce & je voudrois n'y pas trouver quelques endroits dont on peut abuser, quelques lignes que vous n'y mettriez pas àprésent. L'édition étant si rare, ne penseriez-vous point, Monsieur, à en donner une autre? ce qui vous conduiroit naturellement à la retoucher. Quelques uns de vos amis d'ici le désirent pour le bien public. Nous la ferions alors imprimer ici. Si vous goûtiez cette proposition, je crois que nous serions bientôt d'acord sur les changemens à y faire.
Nous sommes actuellemt dans une sorte de crise par raport au parti qu'ont pris Mr de V. et quelques-uns de ses adhérens de joüer cet automne la Comédie à son château de Tournex devant cent spectateurs de tout ordre, en faisant à sa maison des Delices des répétitions, presque équivalentes à des représentations théâtrales. On a trouvé mauvais dans le public qu'il fit de pareilles répétitions, & qu'il tînt école de Comédie sur le territoire de la Républe, contre des défenses à lui connües & signifiées il y a 5 ans; que des persones de bon nom eussent la sotte complaisance de se donner avec lui en spectacle à Tournex; que ce genre de divertissemt, placé le soir, donnât lieu à des courses nocturnes, pr gens surtout qui étoient souvent embarrassés à trouver des gites; enfin on a crû voir que tout cela devenoit, pr le monde qui s'y adonne, une mauvaise école à divers égards. Tel est le jugement qu'en a porté la plus saine partie de la ville. Le V. Consistoire a fait au M. Conseil une grave représentaõn pour lui exposer tous ces inconvéniens, & le prier d'en arrêter le cours à l'avenir par les voyes qu'il jugera les plus praticables; dont on lui indique quelques-unes. Les partisans de Mr de V. & de ces sortes d'amusemens prennent la chose avec chaleur, & disputent, parlent haut, se remüent pour détourner le M. Conseil de rien faire; & jusqu'à présent l'on n'a rien fait. La chose attire fort l'attention du Public. Nous verrons ce qui éclorra enfin. L'afaire est de concéquence, moins peut être en elle même et à la prendre seule, que par ses alentours. Si l'on mollit, les gens que nous devons craindre s'enhardiront, & c'est alors que vos sinistres augures ne se vérifieront que trop.
M. Necker qui va à Paris, veut bien se charger de ma Lettre. Agréez les complimens de mon frére et de ma belle-sœur, qui vous sont fort attachés, & dont vous conoissez les bons sentimens. Croyez aussi, Mon cher Monsieur, que je vous suis bien dévoué.
P. S. Le M. Conseil vient de répondre au Ve Consistoire qu'il prenoit ses remontrances en bonne part, & qu'il employeroit son autorité pr obvier autant qu'il seroit possible aux abus dont on s'est plaint. Les Mres de Geneve qui ont joué la Comédie à Tournex sont allés à Mr le P. Sindic lui déclarer qu'ils renoncent à rien faire de semblable à l'avenir.
J. Vernet