1760-05-28, de Nicolas Charles Joseph Trublet à Jean Henri Samuel Formey.

…Vous ne me dites rien de la lettre de R. de G. à V. sur ses deux poèmes de la loi Naturelle et du désastre&c.
Je vois seulement dans ce que vous dites pour l'annoncer, N. 43, p. 258, que vous avez trouvé ce petit écrit chez vos libraires. Je vous demande donc 1. où il avoit été imprimé et d'où il leur étoit venu. C'est sans doute de Hollande et vraisemblablement de la Boutique de Rey, libraire de l'auteur. 2. la datte de l'impression. Si cette date est de 1759, surtout de la fin de la dite année, je serois moins surpris de n'en avoir entendu parler ici à personne. Mais ma surprise continue à l'égard de la Hollande. J'y ai un ami( à Rotterdam) qui depuis qu'il a quitté Paris, m'instruit asséz exactemt des nouvelles littéraires de ce pays là et qui est fort lié avec M. Rey. De plus, il est fort curieux de tout ce qui sort de la plume de R. de G. Cet ami est m. de Loches, pasteur de l'Eglise Wallonne, et cy devant aumônier de M. l'ambassadeur de Hollandeà notre cour. Or il ne m'a jamais rien dit de cette lettre de R. de G. à V. quoiqu'il m'ait souvent parlé du premier, dans les siennes. Ce morceau est doublement précieux; 1. parce qu'on y trouve d'excellentes choses, et entr'autres plus de métaphisique que, sur ses autres ouvrages, je n'en croyois à l'auteur. 2. parce qu'il y fait assez nettement sa profession de foi. Comme j'ignorois cette lettre, j'ignore à plus forte raison si V. y a fait quelque réponse. Vous l'ignorez sans doute aussi, puisque vous ne m'en dites rien. Au reste, je n'en ai encore fait voir la dite lettre qu'à un ami de V. qui ne la connoissoit pas plus que moi. Je la communiquerai à quelques amis de R. de G. Si vos libraires en ont encore des exemplaires, vous me ferez plaisir de m'en envoyer un, j'entens de la première édition sur laquelle vous l'avez réimprimée dans votre Journal.

Les notes que vous y avez jointes, sont fort bien, quant au fond de ce que vous y dites. J'y blamerois seulement quelques expressions qui paraitront basses à bien des lecteurs, parce qu'elles sont trop familières. J'ai déjà pris la liberté de vous dire que vous devriez être plus en garde contre ce défaut là….

M. de la C vous aura parlé aussi de la Comédie des philosophes, c'est à dire, contre la manie d'écrire ou de parler contre la Religion. Mrs. Helvetius et Diderot y sont les plus maltraités, et même celui ci y est comme nommé. Le personnage qui le représente est Dortidius, et vous voyez que c'est l'anagramme de son nom avec une terminaison latine. La pièce est de M. Palissot, auteur des Petites lettres sur de grands philosophes; mais on ne doute point que Freron n'y ait beaucoup de part. Elle est en trois actes et en vers. Vous en jugerez, car je vous l'envarrai. On vouloit y joindre une préface plus satirique encore; M. de Malesherbes n'a pas voulu le permettre. Cependant cette préface paroitra certainement à part, dans 7 ou 8 jours. Il s'en est même déjà échapé quelques exemplaires, et je sais gens qui l'ont lue et qui m'en ont rendu compte. Dès qu'elle sera publique, je ferai remettre le paquet à M. Le Clerc. La comédie a beaucoup réussi, du moins d'abord, et les 5 ou 6 premières représentations ont été très nombreuses. On donna hier 28 la 13e et je crois que ce sera la dernière. Mais peutêtre la reprendra t'on dans quelque tems. Le stile en est pur, aisé, et vif; mais c'est moins un Drame qu'une Satire. Je ne prens point ici ce mot en mauvaise part; et d'ailleurs s'il y a des satires injustes, il y en a de justes, et de bien méritées. Celle ci me paroît dans le cas. Elle a été faite et permise, avec quelques oppositions néanmoins, sur le principe d' Horace, Ridiculum acri&c. On n'a pas manqué de récriminer, et il court contre l'auteur des manuscrits horribles tant en prose qu'en vers. Entre nous, ce n'est pas un homme irréprochable, et il ne passe pas pour plus religieux que ceux qu'il a joués sur le Théâtre. Mais il y a pis encore, et l'on assure que ses mœurs répondent à sa croyance. Les autres attaqués dans la comédie sont Duclos et Rousseau de Geneve, mais par de simples railleries qui ne tombent que sur des ridicules, et non sur leurs mœurs et leur croyance. Rousseau même y est loué à certains égards; mais on se moque de sa singularité, de sa misanthropie, de ses paradoxes. L'acteur qui le représente, entre sur le Théâtre, au 3e acte, en marchant à quatre pattes, pour se moquer de ce qu'il semble avoir voulu réduire les hommes à la condition des bêtes dans son Discours sur l'inégalité des Conditions. Vous vous rappellerez de la lettre de Voltaireà R. de G. où il lui fait cette plaisanterie; elle fut imprimée dans le tems dans le Mercure.

Mais ce qui a surpris, c'est que Voltaire, le plus coupable de tous ceux qui sont attaqués dans la Comédie, ne l'y est pourtant point. C'est sans doute qu'on l'a craint. On dit même qu'il est fort loué dans la préface. D'Alembert n'est point non plus dans la pièce; on soupçonne qu'il y étoit, mais qu'on l'a fait ôter en considération des deux Académies dont il est membre. En gnal, la Comédie n'a pas été jouée telle qu'elle avoit été faite, ni même imprimé telle qu'elle avoit jouée d'abord; et dès la seconde représentation on y supprima quelque traits trop forts, entr'autres un qui désignoit trop clairement Made Geoffrin, femme d'esprit et riche, et très liée avec les philosophes et d'autres gens de lettres….