A Ferney, 8 mars 1771
Monsieur,
Monsieur l'envoyé de Parme m'a fait parvenir votre lettre.
J'ai l'honneur d'être votre confrère dans plus d'une académie; je suis votre ami depuis plus de quarante ans. Vous me parlez avec candeur, je vais vous répondre de même.
Le sr de la Beaumelle en 1752, vendit à Francfort, au libraire Esselinger pour dix-sept louis, le Siècle de Louis XIV que j'avais composé (autant qu'il avait été en moi) à l'honneur de la France & de ce monarque.
Il plut à cet écrivain de tourner cet éloge véridique en libelle diffamatoire. Il le chargea de notes dans lesquelles il dit qu'il soupçonne Louis XIV d'avoir fait empoisonner le marquis de Louvois son ministre dont il était excédé, & qu'en effet ce ministre craignait que le roi ne l'empoisonnât (Tom. 3, p.269 & 271).
Que Louis XIV ayant promis à madame de Maintenon de la déclarer reine, madame la duchesse de Bourgogne irritée, engagea le prince son époux père du roi régnant, à ne point secourir l'Ile, assiégée alors par le prince Eugene, & à trahir son roi, son ailleul & sa patrie. Il ajoute que l'armée des assiégeants jetait dans l'Ile des billets dans lesquels il était écrit, Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas reine, nous ne lèverons pas le siège.
La Beaumelle rapporte la même anecdote dans les mémoires qu'il a fait imprimer sous le nom de madame de Maintenon(T.4, pag.109).
Qu'on trouva l'acte de célébration du mariage de Louis XIV avec madame de Maintenon, dans de vieilles culottes de l'archevêque de Paris; mais qu'un tel mariage n'est pas extraordinaire, attendu que Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste (T.3, p.75).
Que le duc de Bourbon étant premier ministre fit assassiner Vergier, ancien commissaire de marine, par un officier auquel il donna la croix de st Louis pour récompense (Tom.3 du siècle, p.323).
Que le grand-père de l'empereur aujourd'hui régnant, avait ainsi que sa maison, des empoisonneurs à gages (T.2, p.345).
Les calomnies absurdes contre le duc d'Orléans, régent du royaume, sont encore plus exécrables; on ne veut pas en souiller le papier. Les enfants de la Voisin, de Cartouche & de Damiens n'auraient jamais osé écrire ainsi, s'ils avaient su écrire. L'ignorance de ce malheureux égalait sa détestable impudence.
Cette ignorance est poussée jusqu'à dire que la loi qui veut que le premier prince du sang hérite de la couronne au défaut d'un fils du roi, n'exista jamais.
Il assure hardiment que le jour que le duc d'Orléans se fit reconnaître à la cour des pairs, régent du royaume, le parlement suivit constamment l'instabilité de ses pensées, que le premier président de Maisons était prêt à former un parti pour le duc Du Maine, quoiqu'il n'y ait jamais eu de premier président de ce nom.
Toutes ces inepties écrites du style d'un laquais qui veut faire le bel esprit & l'homme important, furent reçues comme elles le méritaient, on n'y prit pas garde; mais on rechercha le malheureux qui pour un peu d'argent avait vomi tant de calomnies atroces contre toute la famille royale, contre les ministres, les généraux, & les plus honnêtes gens du royaume. Le gouvernement fut assez indulgent pour se contenter de le faire enfermer dans un cachot le 24 avril 1753. Vous m'apprenez dans votre lettre qu'il fut enfermé deux fois, c'est ce que j'ignorais.
Après avoir publié ces horreurs il se signala par un autre libelle intitulé, mes pensées, dans lequel il insulta nommément messieurs d'Erlach, de Watteville, de Diesbach, de Sinner, & d'autres membres du conseil souverain de Berne qu'il n'avait jamais vus. Il voulut ensuite en faire une nouvelle édition; monsieur le comte d'Erlach écrivit en France où la Beaumelle était pour lors; on l'exila dans le pays des Cévennes dont il est natif. Je ne vous parle, monsieur, que papier sur table & preuves en main.
Il avait outragé la maison de Saxe dans le même libelle (page 108) & s'était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui venait de voler sa maîtresse. Lorsqu'il fut en France il demanda un certificat à madame la duchesse de Gotha. Cette princesse lui fit expédier celui-ci.
'On se rappelle très bien que vous partîtes d'ici avec la gouvernante des enfants d'une dame de Gotha, qui s'éclipsa furtivement avec vous après avoir volé sa maîtresse; ce dont tout le public est pleinement instruit ici. Mais nous ne disons pas que vous ayez part à ce vol. A Gotha 24 juillet 1767. Signé Rousault, conseiller aulique de son altesse sérénissime'.
Son altesse eut la bonté de m'envoyer la copie de cette attestation, & m'écrivit ensuite ces propres mots le 15 auguste 1767: 'Que vous êtes aimable d'entrer si bien dans mes vues au sujet de ce misérable La Beaumelle. Croyez moi, nous ne pourions rien faire de plus sage que de l'abandonner, lui & son aventure, &c'. Je garde les originaux de ces lettres écrites de la main de madame la princesse de Gotha. Je pourrais alléguer des choses beaucoup plus graves; mais comme elles pourraient être trop funestes à cet homme, je m'arrête par pitié.
Voilà une petite partie du procès bien constatée. Je vous en fais juge, monsieur, & je m'en rapporte à votre équité.
Dans ce cloaque d'infamies sur lequel j'ai été forcé de jeter les yeux un moment, j'ai été bien consolé par votre souvenir. Je vous souhaite du fond de mon coeur une vieillesse plus heureuse que la mienne sous laquelle je succombe dans des souffrances continuelles.
J'ai l'honneur d'être &c.