A la Bastille, 4 mai 1753
Je vous supplie de m'accorder encore votre protection; je ne m'en suis pas rendu indigne.
Je vous avais donné ma parole d'être sage, et je l'ai été. Depuis que m. d'Argenson m'a pardonné le Qu'en dira-t-on?je défie qu'on puisse m'objecter ni propos, ni démarche, ni liaison, ni pensée contraires à la condition sous laquelle il me l'a pardonné. On m'objecte les Remarques sur le Siècle de Louis XIV; mais, outre qu'elles ont été faites 6 mois avant que j'arrivasse en France, je n'en ai fait qu'une partie: je n'ai fait que celles dont j'ai fourni le manuscrit à m. Berryer; qu'on les examine toutes, on n'y en trouvera aucune d'imprudente, encore moins d'injurieuse à m. le régent. Est il juste qu'on me rende responsable des fautes de mon continuateur? Je fus si indigné de ces fautes, que je ne montrai, ne vendis ni ne prêtai aucun des 12 exemplaires que me fit remettre m. de Malesherbes, qui me permit en même temps l'entrée des 50 autres que je n'eus garde de faire venir. J'ai représenté à m. Berryer ces 12 exemplaires, et j'ai prouvé que je m'étais conduit avec une circonspection sans exemple; aussi ce magistrat s'est il empressé d'adoucir les rigueurs de ma prison; j'y meurs à chaque instant, je me vois opprimé par m. de Voltaire. Je vois ma fortune manquée; je suis dans la plus affreuse désolation. Daignez, daignez compatir à mes peines. Ma faute de Danemark m'a été pardonnée à vos prières; je ne sais pas quel est mon crime, à moins que m. de Voltaire n'ait le crédit de m'en faire un d'être innocent. Je lui pardonne, je ne peux lui faire du bien, mais du moins je lui en souhaite. Que je sois libre et qu'il soit honnête homme! Je vous supplie de vous intéresser à mon élargisement. Mon innocence est d'une évidence extrême; je ne doute pas que m. Berryer n'en soit persuadé. Une plus longue détention achèverait de ruiner ma santé et mes affaires; j'étais à la veille d'un poste agréable; j'allais donner à l'imprimeur 700 lettres de mme de Maintenon, le 3e volume de sa vie, pour laquelle on m'avait fourni des mémoires excellents; j'avais la perspective d'un état qui demande un homme qui n'ait pas la réputation d'être imprudent; tout est perdu, si tout n'est vite réparé. Voyez si je ne suis pas digne de la pitié de votre âme généreuse.