Monsieur,
Vous me sçaurez peutêtre plus de gré de m'adresser directement à vous que de vous faire importuner par des sollicitations.
Si vous sçaviez, Monsieur, tout le mal que Voltaire m'a fait, tout celui qu'il m'a voulu faire, peutêtre me pardonneriez vous ce qui m'est échapéà son sujet. Si vous le souhaitez, Monsieur, je vous apporterai les Lettres infâmes qu'il a écrites ici contre moi; j'en ai des copies. Je suis persuadé qu'après les avoir lues vous me trouverez moins coupable. J'avoue cependant mon tort; on ne doit jamais écouter son ressentiment, surtout dans des écrits consacrés à la seule critique Littéraire. C'est la première fois que j'en ai passé les bornes, depuis que vous m'avec permis de faire mes feuilles. Une première faute se pardonne.
L'idée qu'on a un censeur fait qu'on hazarde beaucoup de choses qu'on ne risqueroit pas, si on n'en avoit point. Je souhaitois que M. Desessarts rayât cet article de Voltaire, et j'ai été bien aise qu'il l'ait passé: tout cela se concilie dans le cœur humain. Monsieur Berryer ne me donna point d'autre censeur que moi même; il me dit qu'il s'en prendroit à moi, s'il m'échapoit quelque chose qui fût mal. Il ne m'est point arrivé d'avoir déplû à Monsieur Berryer pendant tout le tems que j'ai écrit à l'ombre de sa protection. J'avoue qu'il est ridicule de le croire, mais on croit qu'un censeur est responsable de tout.
Si vous me permettez, Monsieur, de reprendre mes feuilles, nommez moi le censeur le plus sévère, ou faites moi l'honneur de vous en rapporter à moi même. Je me garderai bien de rien croire qui puisse me rendre indigne de vos bontés. Je sens mieux que personne tous les désagrémens du métier que je fais; mais c'est un métier nécessaire. Je suis appellé à ce genre, comme d'autres à faire de mauvaises tragédies.
Je ne vous dissimulerai pas, Monsieur, que comptant sur la continuation de mon ouvrage, j'ai pris en conséquence des arrangemens qu'il me sera impossible de remplir. J'ai donné à des créanciers des délégations sur Duchesne, et de l'argent à prendre sur des feuilles qui ne sont point encor imprimées. Il n'y a pas huit jours que j'ai écrit à mon père et à ma mère qui sont dans une extrême vieillesse, et dans une aussi grande pauvreté de venir à Paris pour partager avec moi le peu que me rapporte mon ouvrage. Je crois qu'ils sont actuellement en route. Je ne rougis point, Monsieur, d'entrer dans ces détails; ils ne sont point déplacés vis à vis un cœur sensible.
Si vous croyez, Monsieur, ne pouvoir m'accorder la permission de continuer, je vous supplie du moins de ne me pas refuser celle d'achever le sixième volume qui est commencé. Cela me donnera le tems de prendre des arrangemens pour faire autre chose.
J'ai l'honneur d'être avec un très profond respect
Monsieur
Votre très humble et très obéïssant serviteur
Freron rue de Seine fauxbourg St Germain
ce vendredi 5 May 1752