1760-08-21, de Élie Catherine Fréron à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Monsieur,

Les articles précédens sur Voltaire, que vous avez eu la bonté de me passer, étoient plus forts que celui pour lequel je vous demande la même grâce.
Je sçais bien, Monsieur, que j'étois libre de ne point prendre pour moi les injures qui sont dans l'Ecossoise, parce qu'il n'y a ni nom propre ni faits allégués. Cette idée m'étoit même venue; mais comme Voltaire, et les philosophes, et leurs croupiers, et les petits auteurs que j'ai critiqués, avoient eu soin de répandre que c'étoit moi qu'on avoit eu en vue, mon silence à cet égard auroit passé pour dissimulation, pour fausseté, pour crainte; vous avez été témoin vous même, Monsieur, des applaudissemens effrénés qu'on donna à ce rôle de Wasp le jour de la première représentation, applaudissemens qui n'auroient pas eu lieu si je n'avois été l'objet de l'application. D'ailleurs, Monsieur, dans la pièce imprimée mon nom se trouve à une lettre près. Ainsi j'ai cru que j'aurois mauvaise grâce de dissimuler ces injures atroces, et j'ai mieux aimé m'abandonner à ma franchise Bretonne; j'ai compté que cela me feroit plus d'honneur, et que la honte rejailliroit sur mes ennemis. De plus, Monsieur, permettez moi de vous faire observer que mon nom propre, sans aucun changement, sans aucune anagramme, se trouve tout du long dans Le pauvre Diable, dans Le Russe à Paris, dans L'Epître aux parisiens, &c, tous ouvrages de Voltaire, imprimés et réimprimés. J'ai donc de justes raisons d'user de représailles. J'ai eu l'honneur de vous représenter, Monsieur, qu'il ne m'étoit pas possible de faire de petits écrits à part, ni de les donner hors de mes feuilles, parce qu'elles prennent tout mon temps, et que j'ai beaucoup de peine à remplir mes engagemens avec Lambert et avec le public. Enfin, Monsieur, pour ne pas vous importuner davantage de pareilles misères, daignez m'accorder cet article pour lequel je vous sollicite. Je m'engage, Monsieur, à n'en plus faire qui puisse souffrir des difficultés, ou dumoins à ne plus vous importuner à ce sujet, et à m'abandonner entièrement à mon censeur, fût il le plus déraisonnable des hommes. Daignez considérer, Monsieur, qu'on joue toujours l'Ecossoise, et qu'il peut m'être permis, tant qu'on la jouera, de jouer à mon tour Voltaire dans mes feuilles. C'est samedi prochain, à ce qu'on m'a dit, la dernière représentation de cette Ecossoise. Je vous promets, Monsieur, que je donnerai aussi dans ma prochaine feuille la dernière représentation de Voltaire sous le nom de conte de Tournay. J'aurai l'honneur d'aller prendre vos ordres cet après midi.

Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnoissance de toutes vos bontés,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Freron