1760-07-31, de Élie Catherine Fréron à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Monsieur,

Si je disois dans mes feuilles que Voltaire et les Encyclopédistes sont des coquins, des fripons, des faquins et des scélérats (ce qu'il me seroit très aisé de prouver) mon censeur, malgré les preuves, auroit raison de ne pas me permettre ces vérités.
Mais au torrent d'injures et d'atrocités dont on m'accable, je n'oppose qu'une pure plaisanterie, qu'une gaité très innocente, et Le censeur que vous m'avez donné ne veut pas La passer! Dans quel siècle sommes nous donc, Monsieur? Quoi, il sera permis à ce malheureux Voltaire de vomir la calomnie, il sera permis à cet infâme abbé de La Porte de me déchirer dans ses feuilles, il sera permis à ce Tartuffe de Diderot, à ce bas flatteur Grimm, d'aller au parterre de la Comédie le jour de la première représentation de l'Ecossoise, exciter leur cabale et lui donner le signal de l'applaudissement! Et je ne pourrai jetter sur mes vils ennemis un ridicule léger! Si je remuois le cloaque de leurs mœurs, mon censeur, encore une fois, pourroit m'arrêter. Mais je ne veux que rire de toutes ces abominations et faire rire le public, si je le puis, et mon censeur m'en empêchera! J'ai recours à votre équité, Monsieur; on imprime tous les jours à Paris cent horreurs; je me flatte que vous voudrez bien me permettre un badinage. Le travail de mon année Littéraire ne me permet pas de faire de petites brochures détachées; mon ouvrage m'occupe tout entier, et ne me laisse point le temps de faire autre chose. Mes feuilles sont mon théâtre, mon champ de bataille; c'est là où j'attends mes ennemis, et où je dois repousser leurs coups. Le D'Alembert est plus coquin que les autres, parce qu'il est plus adroit. Tout ce que j'ai mis dans ma feuille est exactement vrai; il attendoit aux Tuileries avec impatience des nouvelles de l'Ecossoise, tout Paris, en quelque sorte, a vû ce manège; enfin, monsieur, je trouverai très extraordinaire qu'on ne me permette pas ma Relation, et je croirai qu'il y a un parti pris de me laisser couvrir d'opprobre, et de m'empêcher de jetter à la face de mes vils ennemis la boue, dont ils veulent me couvrir. Mais je perds cette idée, dès que je pense à votre équité, Monsieur, et si dans cette lettre il m'est échappé quelque chose qui puisse vous déplaire, je vous en demande pardon d'avance. Mon intention certainement n'est pas de manquer à un homme que je respecte et que j'aime, très indépendamment de sa place.

Je suis avec un profond respect et une vive reconnoissance de toutes vos bontés,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Freron