22e 7bre 1760
Mon ancien ami, il est bien doux que mes fruits d'hiver soient encor de votre goust, mais il est triste que nous ne les mangions pas ensemble.
Vous voyez bien que ma table n'est pas toujours chargée de poires d'angoisse pour les Trublet, les Chaumex, les Frerons, et les Lefranc de Pompignan. Je n'aime pas trop la guerre. Je n'ay attaqué personne en ma vie. Mais l'insolence de ceux qui osent persécuter la raison était trop forte. Si on n'avait pas couvert Lefranc d'opprobre l'usage de déclamer contre les philosophes dans les discours de réception à l'académie allait passer en loy, et nous allions passer par les armes touttes les années. Encor une fois je n'aime point la guerre, mais quand on est obligé de la faire, il ne faut pas se battre mollement. Comptez que cela n'a rien dérobé ny à mes occupations ny à mes plaisirs ny à ma guaité. Je n'en fais pas moins bâtir un très joli châtau et une petite église. Je joue même quelquefois le bonhomme de père avec made Denis. Je joue passablement, et made Denis divinement. Monsieur le duc de Villars qui est chez moy et qui s'entend à merveille au téâtre est enchanté. Dieu m'a donné à un quart de lieues des Délices un châtau dont j'ay changé la grande salle en tripot de comédie. On peut y aller à pied. On y soupe; le lendemain on va à Fernex qui est une terre belle et bonne; et dans aucune de ces terres on n'entend point parler d'intendant, on est libre, on ne doit au Roy que son cœur. Des philosophes viennent nous y voir de cent lieues; mais vous mettez votre philosophie à n'y point venir. Vous y verriez qu'à soixante et sept ans avec une faible santé, on peut être mille fois plus heureux qu'à trente et vous rendriez ce bonheur parfait. Je ne sçais si l'abbé du Renel est aussi content de la vie que moy. Comment va sa santé? Mais surtout donnez nous des nouvelles de la vôtre, et songez qu'il y a dans un petit pays riant et libre deux cœurs qui sont à vous pour jamais.
V.