Je commence mon cher ami par ce qui est le plus intéressant.
La personne dont je respecte le nom et le mérite, se préparerait probablement de cruels repentirs si elle prenait le party dont vous parlez. Le service est ingrat dans ce pays là, les mœurs en général aussi dures que le climat, la jalousie contre les étrangers, extrême, le despotisme au comble, la société nulle; le maréchal Keit n'y put tenir, et aima encor mieux la Prusse. C'est tout dire. L'impératrice est aimable, mais sa santé est fort équivoque; elle est menacée d'un mal qui ne pardonne guères, et à sa mort il peut y avoir des révolutions. En général une telle transplantation ne peut convenir qu'à un soldat de fortune, jeune, robuste et sans ressource, mais elle est bien peu faitte pour un homme d'un si grand nom, encor moins pour une jeune dame élevée en France. Le nom de M . . . ne doit briller que dans nos armées. Il vaut mieux attendre tout du temps en France que d'aller chercher l'ennui et le malheur sous le pôle. Tel est mon avis, puisqu'on me le demande. On peut d'ailleurs consulter sur cela Mr
Aléthof, jeune russe qui parle français comme vous et dont on m'a montré un petit ouvrage que vous verrez dans peu.
Je vous ay renvoyé le pauvre diable de Vadé que vous m'aviez confié, questa coyoneria m'a fort réjoui. Mr Bouret a peur de son ombre. Il pouvait très bien sans rien risquer m'envoyer la vision. M. le duc de Choiseuil qui d'ailleurs abandonne Palissot à l'indignation publique sait très bien que je condamne plus que personne le trait indécent et odieux contre madame la princesse de Robec. Il est absurde de mêler les dames dans des querelles d'auteurs. Voilà des philosophes bien mal adroits. Il faut se moquer des Frerons, des Chaumex, des Lefranc et respecter les dames, surtout les Montmorenci.
Les jésuittes cy devant empoisoneurs des âmes, et aujourdui des corps sont une plaisanterie si bien saisie de tout le monde, qu'elle se trouve dans les nottes de l'ouvrage intitulé le russe à paris composé par mr Alétof. Les beaux esprits se rencontrent. Ce poème vaut mieux à mon avis que celuy que je vous renvoye, et dont pourtant je vous remercie, mais celuy du Russe est cent fois plus varié, plus intéressant, plus général, plus utile.
La lettre à Palissot ne peut être confiée qu'avec le consentement de M. Dargental par les mains de qui elle a passé. Je n'ay eu que par hazard le mémoire de Pompignan. Tout le monde me demandait ce que j'en pensais, et personne ne me le faisait tenir.
Vous auriez bien dû me dire sous quelle enveloppe il fallait vous écrire, car souvent mr Bouret et autres sont à la campagne et les lettres sont retardées. Je vous prie instament de me dire ce qu'on fait de L'imprudent et excusable abbé Morlai, de ce pauvre Robin mouton, d'un autre tipografe, des jésuittes vendeurs d'orviétan, des crucifiez et des billets de lotterie. Le nouvel emprunt avec deux tiers en coupons et le tiers en argent se remplit il? Vous n'êtes pas homme à être instruit de ce dernier article.
Comment vont vos petites affaires? comment vous trouvez vous de votre nouvau gite? où logerez vous dans trois mois? Vale et ama anticum amicum.
V.
30 juin [1760 aux Délices]