1760-06-16, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher & illustre maître, 1º ce n'est pas tout d'être mourante, il faut encore n'être pas vipère.
Vous ignorez sans doute avec quelle fureur, et quel scandale Made de Robec a cabalé pour faire jouer la pièce de Palissot; vous ignorez qu'elle a empêché qu'on ne jouât votre tragédie, que les comédiens vouloient représenter avant les Philosophes, espérant par là gagner de l'argent et du tems, & fuir ou éloigner la honte dont ils sont couverts. Vous ignorez qu'elle s'est fait porter à la 1ère représentation, toute mourante qu'elle est, et qu'elle fut obligée, tant elle étoit malade ce jour là, de sortir avant la fin du 1er acte. Quand on est atroce et méchante à ce point, on ne mérite, ce me semble, aucune pitié, eût on foutu avec Dieu le Père, et son fils.

2º Cette méchante femme d'ailleurs a été ménagée dans la vision; on dit, il est vrai, qu'elle est bien malade, mais cela ne lui fait aucun tort, & si c'est là un crime, j'ai grand peur pour celui qui imprimera ses billets d'enterrement, car puisqu'il n'est pas permis de dire qu'elle se meurt, il le sera encore moins de dire qu'elle est morte.

3º Il est très vrai qu'on a arrêté Robin mouton du palais royal.

Ils m'ont pris ce pauvre Robin
Robin mouton qui par la ville
Vendoit tout pour un peu de pain&c.

Mais soyez sûr que made de Robec n'en est pas la cause; ceux qui persécutent les Philosophes ne se soucient guères ni de Dieu ni d'elle; mais ils sont au désespoir d'être démasqués, hinc irœ, hinc lacrymœ. Ils croyoient qu'on seroit la dupe de leurs cachoteries, et ils se voyent l'objet des cris et de la haine publique. Je ne vous en dis pas d'avantage; mais souvenez vous, de ce que je vous ai marqué dans ma dernière lettre, que vos amis l'étoient encore plus de Palissot, & relisez la vision dans cette idée; vous verrez clair.

4º Il est très vrai que la persécution est plus grande que jamais. On vient d'arrêter & de mettre à la Bastille un abbé Morellet, Morlet, ou Mords-les, qu'on accuse ou qu'on soupçonne d'avoir fait cette vision; item d'avoir fait les Si& les Pourquoi; item les notes sur la Prière du déiste; je ne sai ce qui en est; mais Je sai seulement que c'est un homme de beaucoup d'esprit, cy devant théologien ou Théologal de l'Encyclopédie, que je vous avois adressé il y a un an à Geneve, & qui ne vous y trouva pas. Au reste, il est traité à la Bastille avec beaucoup d'égards & de ménagements; tout Paris crie, tout Paris s'intéresse pour luy, il y a apparence que sa captivité ne sera ni longue ni fâcheuse; et il lui restera la gloire d'avoir vengé la philosophie contre les Palissots mâles & femelles, contre les Palissots de Nancy et ceux de Versailles.

5º Palissot se vante d'avoir reçu de vous une lettre pleine d'éloges. Il va dit-il, la faire imprimer. Mr d'Argental sera à portée de lui donner le démenti.

6º Il vous mande qu'il a voulu venger Mes de Robec et de la Mark. C'est un mensonge impudent, car depuis deux ans il est brouillé avec made de la Mark, et il en tient les propos les plus insolens & les plus infâmes. Elle ne l'ignore pas non plus que mr d'Ayen, & tous deux ont regardé sa pièce comme une infamie.

7º Je ne crois pas plus que vous, que Diderot ait jamais rien écrit contre ces deux femmes; ce qui est certain, c'est que personne n'avoit plus à s'en plaindre que moi, & qu'assurément je n'ai rien écrit contr'elles. Mais quand Diderot auroit été coupable, falloit il, pour venger made de Robec, attaquer Helvetius et tous les Encyclopédistes, qui ne lui avoient fait aucun mal?

8º J'ai grande envie de voir le petit Poëme dont vous me parlez. Je suis certain que feu Vadé a des héritiers auprès de Geneve. Vous devriez bien vous adresser à eux pour me faire parvenir ce poëme. Mais s'il n'y a rien sur la pièce des philosophes, on ne sera pas content de feu Vadé.

9º C'est très bien fait au chef, de recommander l'union aux frères, mais il faut que le chef reste à leur tête, et il ne faut pas que la crainte d'humilier des Polissons protégés, l'empêche de parler haut pour la bonne cause, sauf à ménager, s'il le veut, les protecteurs, qui au fond, regardent leurs protégés comme des polissons.

Xº Avez vous lu le mémoire de Pompignan? Il faut qu'il soit bien mécontent de l'académie, car il ne luy en a pas envoyé d'exemplaire, quoiqu'il l'ait envoyé partout? Pour répondre à ce qu'il dit sur sa naissance, on vient, dit-on, de faire imprimer sa généalogie, qui remonte par une filiation non interrompüe, depuis lui jusqu'à son Père.

XIº Tout mis en balance, le meilleur parti est toujours de finir par la phrase académique; je m'en fous. C'est aussi ce que je fais de tout mon cœur. Les sottises des hommes méritent qu'on en rie, et non pas qu'on s'en fâche.

A dieu, mon cher & grand Philosophe, j'attends votre catéchisme newtonien, & je ne vous ferai pas attendre dez que je l'aurai. Mes respects à made Denis, & mes complimens à Marmontel, si vous l'avez encore.

P. S. J'ai bien vû les Que, et même les Pour& les Qui, mais non pas les oui et les non.