à Paris 18 Juin 1760
J'ai été passer une semaine et demie au dessus de Choisy, tandis qu'on transportoit mes meubles et mon lit rue Coûture Ste Catherine chés M. Baron, Médecin, où je loge àprésent.
Il étoit venu un ordre du Ministre de la Guerre à l'Arsenal pour en déguerpir moi et mes voisins, et faire place à des privilégiés de Cour qui y ont établi des fourneaux. Je me plaisois assés dans cet hermitage qui tient un peu de la campagne, me voici àprésent dans le marais où pour cent écus j'ai un logement à un second apartement qui me coûteroit pour le moins six cent francs vers le palais royal.
J'ai receu vos trois petits billets, et votre grande lettre du 9 de ce mois, et le mémoire de Genest Ramponeau contre Maistre Beaumont. Votre Conseiller de Dijon qui s'amuse à venger ainsi les opprimés entend parfaitement à railler, persifler, turlipiner et battre de tous côtés ce qu'il rencontre en son chemin. Grand bien lui fasse, car il m'a fait ricanner, et de bien bon coeur, mais ce qui me désespère, c'est qu'il est absolument impossible d'en faire usage. Ecoutés ce que j'apris hier au soir de bon lieu. Hélas il n'est que trop vrai que Robin Mouton a été détourné par les Loups. Il a été mené d'abord à la Bastille, et il vient d'être transféré au petit Châtelet, depuis qu'il a été confronté avec nommé Dessauges et à M. l'abé de Morlaix, homme de mérite, bon écrivain dans plus d'un genre, et qui a beaucoup d'amis de considération dont bien lui prend. Il appert manifestemt que la Vision qui a tant offensée la Cour est l'ouvrage d'une petite société de Philosophes qui soupoient ensemble, et qui conciliabuloient deux fois la semaine, que M. l'abé de Morlaix receuilloit les résultats, et que c'est lui qui a tenu la plume. M. le Comte de Lauraguais les rassembloit chez Mle Arnoux, et on prétend qu'il fait une pension à l'abé de Morlaix, ce qui est fort vraisemblable, puisqu'il en fait à bien d'autres gens de lettres. Imaginés vous qu'il est lui même aussi véxé et tourmenté par tous ses parens que les Philosophes le sont par la police et par les ordres de la Cour. Elle n'a jamais été plus acharnée contre les Jansenistes qu'elle l'est contre eux. Les illustres du temps, Fréron, Pompignan, Palissot, et toute leur séquelle composée de plusieurs Jesuites, et de ces ridicules petits deffenseurs de la Religion qui publient des Journées, des Semaines, des Mois et des Années sont soutenus par les plus puissantes et les plus hautes protections. Les Ministres et les Magistrats, il fault leur rendre cette justice, ont fait de leur mieux pour décliner tant qu'il leur a été possible une si enragée frénésie. Ils ont été forçés de s'y prester, parce qu'ils devenoient eux mêmes les objets des délateurs. Ce n'est pas tout, on ne s'en tient pas à la protection visible qu'on leur donne, on y ajoute des marques de considération. M. le Duc de la Vauguyon a écrit à Pompignan des compliments de M. Le Dauphin sur le Mémoire qu'il vient de répandre, quoique trouvé ridicule par tout Paris. L'abé de St Cir en a fait tout autant. Les Frérons et les Palissots ont d'autres encouragements. Jugés après cela si les Da, les Di, les H, et les G, ont rien de mieux à faire qu'à laisser passer un pareil orage où ils risqueroient également leur repos et leurs Talents. Si vous eussiés tous pris ce parti auquel on est forcé de revenir, toutes les rapsodies de ces plats auteurs n'auroient pas attiré la plus légère attention. Ils font tous leurs efforts pour l'entretenir, et ne sont jamais plus contents que quand ils s'attirent des ouvrages contre eux. Ils sont comme des huissiers qui cherchent des coups à gagner pour vivre. Ah, que de bons ouvrages comme la Vie de Pierre le Grand et ceux que préparent M. Dalambert feroient disparoitre de pareilles ordures! Que sont devenües les feuilles et les paperasses de Desfontaines? Il n'en est pas plus question qu'avant leur existence. Les impudences de Palissot sont aussi bien remarquées du Public que de vous, dans les citations d'après La Métrie. Je n'ai entendu parler d'autre chose. Il n'est pas possible d'avoir ici les ouvrages de La Metrie. Il n'y a cependant pas d'homme de lettre qui n'ait trouvé le moyen de les lire. A l'égard de l'Interprétation de la Nature et de la Légation de Moyse, j'espère vous les procurer. Vous ne pouvés avoir, ce me semble, ceux de La Mètrie, que de Berlin, ou de la Hollande.
Me voici présentement dans le cas de voir souvent Mr Dalambert, car je suis son voisin, et j'y suis d'autant plus porté qu'il me témoigne autant que vous que je lui ferai plaisir. Il est plus capable qu'aucun que je connoisse, de faire parfaitement l'ouvrage que vous proposés qui seroit très utile et plus effectif que des brochures très ingénieuses à la vérité, mais fort peu convaincantes pour bien des gens.
Qu'est ce qu'une pièce en Vers qui a pour titre le pauvre Diable dont tout le monde me parle, et dont on m'a dit deux traits assés plaisants? On croit qu'elle vient de vous. Je vous envoye la Vision qui est devenu de la plus grande rareté. Envoyés moi donc de votre côté le Pauvre Diable, et la lettre à Palissot, qui la lit à ce qu'on dit à tout le monde. Portés vous bien, et songés à ma nouvelle adresse, rue Couture Ste Caterine chés M. Baron, Médecin.
Je ne vous envoye pas la Vision et pr cause que je vous dirai.
Tht