1760-06-30, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Assurément, mon cher ami, que j'avois le pauvre diable, assurément que je l'avois lu avec transport, assurément que j'y avois trouvé le même feu, la même grâce, le même piquant que vous aviés dans les jours les plus brillants de votre jeunesse.
Joignés à ces qualités un naturel exquis, une façon de conter charmante, des portroits achevés, voilà ce que c'est que le pauvre diable. Je ne peux donc l'avoir assez ny sous trop de formes différentes, vous m'avés donc fait grand plaisir de m'en envoyer trois exemplaires imprimés. Vous m'en ferés aussi beaucoup de me faire parvenir l'ouvrage du petit Hurtaut. Mais songés qu'on attend avec la plus vive impatience vos corrections de l'Ecossoise. Les comédiens italiens vouloient la massacrer. M. d'Aumont a paré ce coup, il a déféré aux représentations des comédiens françois qui ont réclamé leur droit, mais ce droit il faut qu'ils l'exercent sans quoi il paroitra injuste d'avoir ôté l'ouvrage aux italiens.

Voicy l'ordre dans le quel je vous supplie de me faire vos envoys. D'abord l'Ecossoise, ensuitte Medime si vous avés quelque chose de nouveau à y dire, après Tancrède et vous terminerés par Hurtaut qui presse moins que tout le reste. Votre seconde lettre à Palissot vat être copiée et remise à sa destination. Cette lettre est un chef d'oeuvre, me Scaliger en a été parfaitement contente. C'est dire beaucoup, vous sçavés qu'elle est difficile et qu'elle n'avoit pas trouvé la première suffisament forte. Vous ne vous attendés seurement pas que Palissot se rétracte, il n'est pas digne de reconnoitre et d'avouer son erreur. Quoiqu'il se pique d'aimer et de singer la relligion, il sera dans le cas de l'impénitence finale. Je ne désaprouve point que vous fassiés imprimer votre lettre mais je vous prie de supprimer ce qui me regarde, quoique je ne rougisse point d'avoir rendu justice à la vérité, quoique tout ce qui a rapport à notre liaison soit fait pour me faire honneur, j'abhorre les tracasseries et je ne peux vous exprimer jusqu'à quel point je crains de voir imprimer mon nom. J'aurois grande curiosité de conoitre comment Palissot s'y est pris pour tâcher de vous séduire et de vous tromper. Vous me ferés un très grand plaisir de m'envoyer les lettres qu'il vous a écrit, c'est à dire les copies. Une chose singulière c'est que dans ce pauvre diable imprimé sous vos yeux il y a deux vers qui ne riment point, l'un finit par corsaire et l'autre par auteur. Corrigés vite et faites en sorte que j'aye mon pauvre diable complet. Je ne peux souffrir que quelque chose lui manque. Le véritablement pauvre diable de libraire est enfin sorti de prison. Il y a été détenu un mois le plus injustement du monde; l'abbé Morlaix y est encore et tout le monde assure que c'est un homme de beaucoup de mérite. L'évêque Dupui, digne frère de m. le France de Pompignan, a voulut le faire chasser de la Sorbonne pour avoir prophané le stile de l'écriture dans sa vision. L'archevêque, qu'il a essayé d'engager dans sa querelle, a refusé tout net d'y entrer et s'est montré sage pour la première fois de sa vie.

Je joins icy le mémoire du Pompignan; vous l'auriés eû plustost si j'avois pû imaginer qu'on ne vous l'eût pas envoyé. Je défie tous ses ennemis qui sont aujourd'hui tous les honnêtes gens de faire quelque chose capable de produire contre lui un aussi mauvais effet que ce mémoire. Son discours avoit excité une juste haine, son mémoire luy attire le plus profond mépris. Il n'ose plus se montrer. S'il paroit à l'académie le parti est pris de ne point luy parler. Il a l'insolence de dire qu'il partiroit pour sa province s'il n'étoit retenu par les ordres de la cour. Ces ordres ne sont pas plus vrays que le discours qu'il a eû la hardiesse de faire tenir au Roi et que personne n'a entendu. Voicy une petite épigramme contre Jean Freron qu'on m'a fait tenir par la petite poste. J'ignore à qui je dois ce bienfait. Je ne dois pas oublier de vous dire que M. de la Mark m'a fait remercier de vous avoir désabusé sur la prétendue protection que vous l'avés soupçoné d'accorder à la pièce des philosophes et à son auteur. C'est par cette indigne protection que la princesse de Robek, qui se moeurt, a empoisoné et déshonoré ses derniers jours. Je la regrette malgré ses torts moins encor pour elle que par rapport à M. le duc de Choiseul à qui sa perte sera très sensible. J'ai vû assez souvent le gouverneur de Guienne pendant son séjour à Paris. Il en est reparti et je suis persuadé que c'est le mouvement de son voyage qui l'a empêché de vous faire réponse. Il est exact et il vous aime, du moins il me l'a dit, et la chose me paroit si vraisemblable qu'il m'est impossible d'avoir le moindre doute sur sa vérité.

Vous voulés donc absolument vous réjouir des disgrâces de Luc. Prenés garde d'être en cela plus homme que cytoien, la vengeance vous flatte et vous perdés de veue l'intérêt politique selon le quel on ne doit pas souhaiter que Luc soit écrasé. Si cet événement arrive la paix deviendra bien difficile pour ne pas dire impossible. Si M. le duc de Choiseul avance le contraire c'est qu'il ne luy est pas permis comme ministre d'avouer ce qu'il pense, mais il peut encor moins dans cette qualité penser autrement.

Adieu mon très cher ami. Me Scaliger qui se porte un peu mieux se joint à moi pour vous embrasser bien tendrement et nous vous prions de dire mille choses à Madame Denis.

L'Ecossoise, l'Ecossoise et vite.